La disparition. En 1911, une femme disparaît : Monna Lisa alias la Joconde. Volée, envolée ? La toile de Léonard de Vinci est nulle part. L'enquête piétine. Alors que son emplacement au Louvre reste désespérément vide, l'inspecteur dépité, surnommé par la presse « le marri de la Joconde », se désole ; dans les salons, au comptoir des bars, ces messieurs à l'humour graveleux en rigolent, comme d'un cocu dont l'épouse s'est fait la malle : « Elle a chaud au cul ! ». Marcel Duchamp immortalisera la sale blague en l'inscrivant sous forme d'allographe sur une carte postale de ladite Joconde qu'il affuble de moustaches : L.H.O.O.Q. Histoire de faire un clin d'œil, ou un bras d'honneur, à cet art de l'œil - la peinture - à ses yeux, totalement obsolète : un art rétinien, comme il l'appelle.
C'est par une disparition que commence Chef-d'œuvre de Juan Tallón - une œuvre d'art aussi, de trente-huit tonnes ! On ne la retrouve plus au musée Reina Sofia, à Madrid. Il s'agit d'un Richard Serra. L'artiste américain est connu pour ses monumentales sculptures d'acier in situ, c'est-à-dire spécifiques à l'espace où elles sont exposées, et jouant avec les notions d'espace, de gravité et d'échelles... Alors qui aurait bien pu voler un tel objet ? Comment ? Pourquoi ! Les questions fusent. C'est une vaste enquête à laquelle le journaliste et écrivain espagnol nous convie. Un Cluedo géant avec des unusual suspects. Juan Tallón collecte des bouts de récit pour reboucher les trous du palimpseste qu'on tient entre les mains. Des chapitres courts se succèdent, telles des dépositions. On parle chacun son tour : la journaliste d'ABC qui, au spectacle, reçoit au moment d'éteindre son téléphone un texto avec le mot « scoop » ; la directrice du Reina Sofia qui, figurativement parlant, s'est pris les trente-huit tonnes de l'œuvre disparue sur la tête ; une gardienne de salle qui raconte son métier de vigile et vestale du temple de l'art ; une galeriste qui évoque le marché de l'art ; Richard Serra en personne qui relate son parcours...
À l'investigation première s'enchevêtrent des questionnements sur l'art même : l'art et le sensationnel, l'art et le public, l'art et le marché, etc. L'interrogation esthétique s'élargit subrepticement au roman : qu'est-ce l'art du récit ? En une formidable mise en abyme, l'éditrice de Juan Tallón rapporte que l'auteur de Chef-d'œuvre en a marre d'enquêter sur cette disparition... L'artiste de La Joconde dit de la peinture qu'elle est avant tout cosa mentale, « chose de l'intellect ». Pour Tallón, l'intrigue est conceptuelle. Peu nous chaut de retrouver l'œuvre, d'avoir une histoire ; l'idée, c'est de chercher. Et on n'en est point marri !