C'était New York, c'est devenu Barcelone", commente Jean Poderos, fondateur des Editions courtes et longues, devant le nouveau plan moins rectiligne du 27e Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil. La manifestation, qui a fermé ses portes lundi 5 décembre, a gagné son pari. La nouvelle organisation a remporté l'adhésion des 300 exposants. Tous ont loué les nouvelles allées plus larges, en diagonale, aux meubles en quinconce, façon "Tetrix". Une nouvelle circulation, une entrée par le premier étage, dans laquelle les sept pôles (ados, art, BD, cinéma d'animation, numérique, presse, théâtre) signalés par des grands totems rouges étaient bien visibles : la scénographie imaginée par Olivier Douzou a séduit. "Les salles de rencontres plus ouvertes permettent aux visiteurs de se rendre compte de tout ce qu'on propose", insiste Sylvie Vassallo, directrice du SLPJ 93, qui organise la manifestation. Sans oublier des stands plus ouverts au mobilier plus bas, qui ont favorisé les achats.
Pour la première fois, le salon s'est occupé en direct de sa commercialisation, précédemment assurée par Reed. Malgré des plans arrivés tard, les éditeurs ont apprécié. "L'équipe de Sylvie Vassallo est à l'écoute de nos besoins et de nos attentes", constate Sandrine Dutordoir, responsable des salons pour Gallimard Jeunesse. "Cela correspond davantage à la philosophie de la manifestation, véritable poisson pilote de la jeunesse, souligne Jean Poderos. Les groupes internationaux ont une logique différente des petits éditeurs, et il me semble que la force de ce salon est de mettre à égalité les petits et les grands." Pour Nathalie Bertin, de la librairie Millepages, "ça ne change rien. On avait l'habitude de travailler avec Malika Kaci qui était chez Reed".
« ON ATTENDAIT UN SALON DE CRISE... »
La libraire de Vincennes, qui tenait le stand Albin Michel Jeunesse, annonce une hausse de 20 à 30 % de son chiffre d'affaires. "C'est tout le paradoxe du salon, souligne-t-elle. Alors qu'on attendait un salon de crise, il a exceptionnellement bien marché. Les dédicaces ont bien fonctionné, la rentrée était forte et nous avons aussi eu la Pépite [du livre numérique] avec Le roi des oiseaux. »
La plupart des recettes sont en hausse, retrouvant le niveau de 2009, alors que 2010 avait été moins bon à cause de la neige. Montreuil reste le lieu où l'on vient acheter les cadeaux de Noël, trouver du fonds et dénicher la perle rare. Certains éditeurs sont même euphoriques, comme Hélium (avec un chiffre d'affaires en augmentation de 100 %), Plume de Carotte (+ 50 %), Actes Sud Junior (+ 27 %), Le Rouergue (+ 25 %) ou Sarbacane (+ 24 %) qui annonce "un salon historique". Rue du monde et Thierry Magnier (+ 15 %), Nathan (+ 8 %), L'Ecole des loisirs (+ 7 %), Milan (+ 6 %) sont aussi très contents. Mais la configuration des stands, la force des nouveautés, leur prix de vente, une Pépite, la notoriété des auteurs (Meg Cabot, Erik L'Homme, Hervé Tullet, Claude Ponti, Rebecca Dautremer attirent toujours les lecteurs) pèsent aussi dans la balance des résultats.
DES CHÈQUES-CADEAUX CONTRE DU CASH
Sur fond de crise économique, le panier moyen est cependant en baisse. "En 2010, il était à 23 euros, il est descendu à 20 euros, parfois moins", note Amélie Canard, responsable du stand La Martinière Jeunesse-Le Seuil Jeunesse. "On a fait beaucoup de petites ventes. Les gens achètent un livre ou deux, mais guère plus, et on a eu peu de gros paniers au-dessus de 70 euros", confirme Frédéric Lavabre. Signe des temps, des clients capables de dépenser 200 euros lors de la nocturne ont côtoyé des enfants qui tentaient d'échanger leurs chèques-cadeaux contre du "cash" !
Désormais labellisé Festival européen, Montreuil a accueilli 50 exposants étrangers, mais on a aussi croisé dans ses allées des éditeurs tunisiens, roumains, chinois venus s'informer. Désormais incontournable pour l'interprofession, le salon a reflété les inquiétudes des libraires sur le taux de TVA passé à 7 %. L'Atelier du poisson soluble a protesté le soir de l'inauguration en plaçant sur son stand un drap noir et une banderole "La hausse de la TVA m'a tué", tandis que les librairies spécialisées pour la jeunesse ont "grisé" le texte de Frédéric Mitterrand dans le magazine Citrouille. Deux annonces ont été faites lundi pour appeler à signer la pétition sur le site de Citrouille et pour inciter à écrire aux élus - députés et sénateurs - afin de leur demander d'intervenir.
De leur côté, les illustrateurs refusaient de payer un ticket d'entrée pour l'espace de rencontres avec les directeurs artistiques. "On s'y est mal pris", reconnaît Sylvie Vassallo, qui y a renoncé et cherche un autre fonctionnement pour rendre les rendez-vous moins aléatoires et plus efficaces. Elle annonce aussi un réaménagement du concours "Figures Futur", qui leur est destiné.
Alors que le nombre de visiteurs est en augmentation (155 000, contre 149 000 l'an dernier), le lundi a été plus calme, les professionnels s'étant davantage déplacés les autres jours. La diversification a bien fonctionné avec le pôle numérique (voir p. 14), et celui consacré au cinéma d'animation - avec 40 films projetés, le lancement de la série Mouk de Marc Boutavant ou la rencontre avec Brian Selznick, auteur de L'invention d'Hugo Cabret. Le Marché international et professionnel de l'image (Mipi), outre un colloque très fréquenté lundi, a enregistré 430 rendez-vous entre producteurs et éditeurs le jeudi et le vendredi. "Tous les métiers se croisent sur les tablettes. Nous devons participer à la connaissance et au rapprochement des métiers", commente Sylvie Vassallo.
BIEN MÉDIATISÉ
"Le salon est très bien médiatisé mais on aimerait que ça dure toute l'année", s'inquiète Alain Serres (Rue du monde), qui a organisé une table ronde sur la présence du livre de jeunesse dans les médias, et rêve d'une journée nationale sur le sujet. La prochaine édition se déroulera du 28 novembre au 3 décembre sur le thème de l'aventure. Le souhait de Sylvie Vassallo ? Que les différents partenaires du salon permettent, en ces temps de crise, de doter chacun des 32 000 scolaires venus sur le salon d'un chèque-lire de dix euros (contre 5 000 chèques à huit euros actuellement).
La génération clic est avancée
Mis en valeur dans un espace réservé, lieu d'information pour les professionnels et d'attraction pour le public, le livre pour la jeunesse version numérique est apparu à Montreuil à la pointe de l'innovation.
Avec une multitude de projets sur tous les supports, le numérique pour la jeunesse a véritablement explosé cette année. Montreuil, la vitrine de l'édition pour la jeunesse, a particulièrement mis en avant cette créativité avec un "pôle numérique" (parmi les sept proposés dans la nouvelle scénographie), une conférence ("De la page à l'écran") dans le cadre du Marché international et professionnel de l'image (Mipi), un prix du livre numérique (la Pépite), décernée à Un jeu d'Hervé Tulle (Bayard Jeunesse), et sa mention pour L'herbier des fées, écrit par Sébastien Perez et illustré par Benjamin Lacombe (Albin Michel Jeunesse).
RAP DES BRUITS
Le "pôle numérique" a pleinement joué son rôle attractif. Les enfants se sont précipités sur les tablettes de démonstration, qui intriguaient aussi des bibliothécaires en quête d'antivols. Ils ont également suivi les présentations sur écran géant avec ferveur. "Ils sont montés sur les bancs pour danser le rap des bruits", raconte François Blum, d'Europa Apps, qui a lancé avec L'Ecole des loisirs Le jeu du livre des bruits de Soledad.
Pour les cinq éditeurs présentés dans ce lieu, le Salon du livre pour la jeunesse a servi de rampe de lancement. Création purement numérique pour e-Toiles, applications tirées de livres-disques pour La Montagne secrète, livres numériques enrichis pour Zabouille éditions, histoires en ligne pour La Souris qui raconte, et livres au format ePub pour Fleurus : le panel était varié et attirait les enfants, malgré des comptoirs un peu hauts. Contents de rencontrer les professionnels et de gagner en visibilité, les cinq exposants étaient par ailleurs ravis de se tester auprès de leur public.
CADAVRE EXQUIS
Dans mon rêve, l'application pour iPad du premier titre d'e-Toiles, maison fondée par Claire Gervaise, a été conçue par Stéphane Kiehl sur le principe du cadavre exquis : en glissant, les trois bandes permettent 8 000 combinaisons, avec des fonctionnalités amusantes : on peut faire la nuit, déplacer un point lumineux, prendre une photo de son histoire, le tout raconté par Tom Novembre. Claire Gervaise prépare une version pour Android, et sa traduction en anglais et en chinois. La Montagne secrète, maison québécoise, montrait trois applis, "conçues comme un véritable complément de nos livres-disques, Le canard à New York, Un dimanche à Kyoto et Le petit chien de laine », explique Roland Stringer, le fondateur. On peut lire l'histoire, la regarder en animation et chanter. "On peut aussi télécharger les chansons du disque sur iTunes", ajoute-t-il, en précisant qu'il compte développer une vingtaine de titres en deux ans, en accompagnant systématiquement la nouveauté papier de la version numérique. Chez Zabouille, le tout jeune duo Fanny Herreras et Pierre Cecille a choisi de développer des livres numériques enrichis : Le Petit Chaperon rouge, Louise dans tous ses états, Mademoiselle Princesse et Personne, et Bonne nuit, Lily sont déjà sur l'iBookstore, ainsi qu'un livre-jeu et La tarte de la reine, qui ouvre le segment de la fiction pour les 7-8 ans. Une seconde série, L'école des voyous, est en préparation.
Chez Fleurus, maison d'édition déjà bien installée avec 200 titres numériques pour la jeunesse, Julien Gracia et Anne de Lilliac défendent le format ePub lisible sur tous les supports et "60 % moins cher que le papier". "Nous voulions montrer quelque chose qui existe. Avec le "fixed lay out", on peut passer à l'image pleine page et zoomer dessus", insistent-ils. Tandis que la responsable de La Souris qui raconte, Françoise Prêtre, pionnière depuis juin 2010, propose 24 titres et 4 collections d'histoires ("à lire", "à jouer", "à inventer" et "d'écoles") auxquelles l'enfant accède sur le site Lasourisquiraconte.com, tout en y constituant sa bibliothèque virtuelle (il peut aussi télécharger un fichier audio de l'histoire pour son MP3).
VISIBILITÉ
L'espace numérique du Salon de Montreuil était aussi un lieu très vivant d'échanges et de discussions. Car le secteur est en pleine interrogation. "Les gens me demandent comment avoir une visibilité sur le Net ou dans les salons, raconte Françoise Prêtre, comment faire des dédicaces. En plus du modèle économique, du droit d'auteur et de la pérennité des fichiers, il y a encore plein de choses à inventer." Lors de la conférence "De la page à l'écran", qui a attiré 100 participants, ont aussi été pointés du doigt les enjeux du moment - la diffusion de ces produits numériques et leur coût - auprès des intervenants des chaînes de télévision comme des représentants du CNC et du CNL qui présentaient les aides existantes.
La commercialisation demeure complexe, chacun expérimentant différentes formules. Fleurus proposait à Montreuil une offre groupée, "un livre numérique offert pour l'achat d'un livre papier pendant la durée du salon". "Nous avons aussi été contactés par des enseignants et des hôpitaux qui veulent équiper leurs tablettes", note Julien Gracia. Livre gratuit pendant deux semaines pour la nouvelle collection de fiction chez Zabouille, extrait gratuit et abonnement pour les bibliothèques côté Lasourisquiraconte.com : tous les modèles sont testés.
Le numérique était aussi bien présent sur les stands traditionnels. Bayard a joué le jeu avec un coin multimédia, relié au Net, où une animatrice expliquait le fonctionnement de la série Skeleton Creek de Patrick Carman, pour laquelle des vidéos sur le site complètent le récit, ainsi que celui des 39 clés et de Prophétie. Chez Nathan, un petit film promouvait la chaîne Dokéo TV. De son côté, l'illustratrice Betty Bone (La madeleine de Proust, Editions courtes et longues) a montré en atelier comment elle travaillait à la palette graphique, battant en brèche les idées reçues : "On ne l'avait jamais fait parce que le matériel est encombrant et qu'il faut un rétroprojecteur. Mais les enfants ont compris que l'ordinateur ne dessinait pas tout seul, et que ce n'était qu'un outil." Pédagogique et prosélyte, le Salon de Montreuil a résolument négocié le virage du numérique.