Jean-Claude Lattès s’est retiré de l’édition la même année que Pierre Belfond (1), en 1991, voici tout juste vingt-cinq ans. Depuis, il vit au soleil de la Provence entouré de vignes et il se consacre à l’écriture (2). "L’édition me manque parfois, dit-il. Surtout quand je lis un livre mal édité. Ça a le don de m’énerver." Mais, au fond, il ne regrette pas tant que cela la fièvre germanopratine : "Je n’étais pas fait pour la nouvelle époque qui s’ouvrait." Pendant dix ans, de 1981 à son départ - un peu forcé - d’Hachette, il a été le roi du pétrole : premier directeur de la branche Livre du groupe Hachette, quand celui-ci, après son rachat par Jean-Luc Lagardère, en 1980, entrait dans l’ère industrielle. Il s’est beaucoup amusé. "Et puis, les financiers ont pris le dessus."
Sur le tas
L’édition, Jean-Claude Lattès n’est pas tombé dedans quand il était petit. Il est né en 1941, à Nice. Son père, qui tenait un magasin de tissus en bordure de la vieille ville, était un passionné de musique. Jean-Claude, lui, était "fasciné par les livres et les écrivains". Après des études de commerce à Paris, il bifurque vers le journalisme, notamment à Combat. Puis il devient attaché de presse dans l’édition, d’abord chez Pierre Belfond, puis pour Robert Laffont. A partir de 1965, il dirige la communication de la maison : "Je travaillais avec les auteurs, les éditeurs, le commercial, j’ai fait mes classes sur le tas." En 1972, il se lance à son compte : "Robert Laffont m’a rendu deux grands services, il m’a appris mon métier, et il m’a viré."
Quant on sait que Laffont, dans ses Mémoires, comparait l’édition à un casino, on se demande si Lattès n’a pas aussi hérité de son mentor le virus du jeu. Mais, là, les yeux dans les yeux, il est catégorique : "No gambling." Et d’expliquer : "Le casino, c’est quand même beaucoup une image. Certes, le métier vous soumet parfois à des bides terribles ou à des sous-estimations formidables, et il vous oblige à prendre des risques, mais un bon éditeur sait généralement où il va. Si je mise mille euros sur la table, c’est que j’en ai dix mille en poche, et pas l’inverse !"
Il se souvient d’une photographie, parue dans L’Express au début des années 1970, qui rassemblait tous les "jeunes éditeurs" de l’époque, dont lui : "Ceux qui ont survécu ne jouaient pas, ou alors modérément. Ceux qui se sont plantés ont cru que c’étaient eux qui avaient du talent, plutôt que leurs livres. Rien n’est plus terrible que de commencer par un gros succès. J’en ai connu quelques-uns. Ils ont démarré en flèche, ils ont joué au flambeur - le flambeur, c’est un mauvais joueur par excellence - et ils se sont écroulés."
Les succès, Jean-Claude Lattès peut se targuer de les avoir enchaînés, pendant les dix ans qu’il a dirigé sa propre maison : Un sac de billes de Joseph Joffo, Louisiane de Maurice Denuzière, Le nabab d’Irène Frain, Mon dernier rêve sera pour vous de Jean d’Ormesson… "Tenez, voilà un bon exemple du "no gambling" : j’ai consenti une avance importante à Jean d’Ormesson, mais en même temps je savais que ce n’était pas un gros risque : d’Ormesson plus Chateaubriand plus les femmes, puisque c’était un livre sur la séduction, je savais que ça marcherait."
"Nous étions heureux"
De toute façon, le métier n’était pas le même : "Les éditeurs ne recherchaient pas le profit maximal. En dehors des Presses de la Cité, les grands groupes n’existaient pas : nos maisons nous appartenaient, nous nous versions un salaire et nous étions heureux ainsi. Personne n’imaginait que l’édition puisse avoir une valeur financière. La cascade de rachats, inaugurée dans la décennie 1980, a métamorphosé le paysage. L’édition, aujourd’hui, est tributaire d’actionnaires qui réclament des résultats." N’a-t-il pas été le premier artisan de cette course à l’industrialisation, en acceptant la proposition de Jean-Luc Lagardère de diriger la branche Livre d’Hachette ? "Lagardère, c’était viscéralement un entrepreneur. Et il aimait s’entourer d’entrepreneurs. C’est pour cela qu’il avait choisi Filipacchi pour son pôle presse et c’est pour cela qu’il m’avait choisi pour le livre. Ma mission était de développer le groupe. Ce que j’ai fait. J’ai acheté Dupuis pour ouvrir le groupe à la bande dessinée, j’ai acheté des maisons à l’étranger, pour le développer à l’international, j’ai investi chez des jeunes éditeurs… Si je changeais d’échelle, le cœur de métier restait le même. J’ai connu neuf ans de bonheur."
Logique financière
Mais en 1990, patatras ! Lagardère s’embourbe dans le dossier de La Cinq : rachetée au groupe Hersant, la chaîne, criblée de dettes, poursuit sa descente aux enfers, au point qu’elle est mise en liquidation judiciaire en moins de deux ans, avec un passif qui menace l’ensemble du groupe. "Il fallait sauver les meubles à tous les niveaux. La logique industrielle s’est changée en logique financière. Les contrôleurs de gestion se sont emparés de la direction. Le dialogue de sourds a commencé. Les financiers font des calculs théoriques grotesques. Sauf que dans l’édition, on ne vend pas des briquets. Et que le cœur du métier, c’est de trouver des livres, avant de les vendre. Mais, au sein des groupes, ce discours peine à être entendu. Aujourd’hui, dans un groupe, il faut descendre bas dans la hiérarchie pour trouver des éditeurs, sauf, bien sûr, dans les maisons qui ont pu rester familiales, comme Gallimard." Ironie du temps qui passe : celui qui, le premier, a incarné l’industrialisation de l’édition regarde aujourd’hui avec un œil attendri les jeunes éditeurs qui se lancent : "Ils sont dans la même logique que lorsque j’ai débuté. Ils désirent simplement publier des livres. Laisser une trace."
(1) Voir son portrait dans LH 1080, du 8.4.2016, p. 32-33.
(2) Dernier livre paru : Le dernier roi des Juifs, Nil, 2012.