Sous la forme d'un journal s'étalant d'avril 2007 à septembre 2010, le premier roman de Manuel Candré est un texte d'une petite centaine de pages, tendu d'une colère brute, plus grondante que palpitante. Le cadre, pourtant, pourrait être bucolique : une campagne dans le Centre, dans les années 1970 et 1980, une sorte de douce France, avec canal et peupliers. La toute petite maison de Mémé Elise et Pépé Joseph, les grands-parents paternels du narrateur, Manuel, épiciers ambulants. La ménagerie domestique habituelle, chiens, chats, poules... Fausse piste : l'enfance convoquée ici n'a rien d'un vert paradis. Trente ans plus tard, l'homme qui raconte revoit un petit garçon solitaire et apeuré, gardé plus qu'élevé par ses grands-parents après la mort prématurée de la mère qui a laissé veuf, "bien avant trente ans", le père alcoolique et brutal. C'est un "je me souviens" abrupt, en morceaux, où la nostalgie n'a sa place que par trouées furtives et le plus souvent ambiguës : des soirées devant le feu à faire griller des châtaignes, le flan Alsa goût praliné, la pêche à la main avec les gitans, une tarte tatin exceptionnellement bonne mangée une seule fois dans un restaurant, la luge sur des sacs remplis de paille... La mémoire procède surtout par visions crues, allant parfois jusqu'à faire détourner le regard : la mère convulsant sur le sol dans une crise d'épilepsie, la chienne de la maison rouée de coups, des chatons précipités contre un mur... Sous le familier, une sauvagerie ordinaire.
Parfois les souvenirs sont seulement consignés, façon pense-bête ("pour mémoire"). De fait, le récit ne s'attarde pas sur les détails, aussi avare d'explications que de caresses. Sans justification, la violence qui y fait irruption par accès a la fulgurance d'un coup de poing. Quotidienne, gratuite. On "flanque des trempes", on "dérouille" pour un mot de trop, un verre de trop, un geste de trop. Personne n'est épargné. Les rapports au coeur de la famille ressemblent à ceux entre les hommes et les bêtes, toujours au bord de l'abus. Les sentiments, gonflés de rage et de peur, sont prêts à tout instant à déborder, à jaillir, délivrant aussi dans cette fureur éruptive, sanguine, peu à peu contagieuse, une forme d'ivresse, une "joie sauvage". Coups et larmes lâchés comme on ouvre des digues, comme on lâche les chiens.