A Reykjavik, la capitale, les librairies restent ouvertes presque aussi tard que les bars. Les rues portent les noms de vieilles sagas. Partout, des gens lisent et 93 % des Islandais assurent avoir lu au moins un livre au cours de l'année écoulée : un record. Le livre est le cadeau de Noël le plus courant. Un consommateur moyen achète 8 livres par an. Mais si la littérature a de longue date marqué l'Islande de son sceau, l'industrie du livre reste, elle, adolescente. Jeune et pugnace, elle est toujours à la recherche de son identité. D'autant que, même si personne ne parvient à l'évaluer, une part importante des livres vendus en librairie, et plus encore sur Amazon, sont en anglais, ou en norvégien et en danois.
Si le monde du livre est singulièrement puissant en Islande, il demeure restreint dans ce pays de seulement 320 000 habitants, dont la moitié est concentrée dans la région de Reykjavik. Chaque fois que le service en ligne de la chaîne de librairies Eymundsson reçoit une commande pour un livre dédicacé, un des employés va directement recueillir la signature de l'auteur à son domicile...
L'industrie du livre a plutôt bien résisté au choc de la crise financière qui a frappé l'Islande de plein fouet en 2008. Mais elle a traversé quelques années difficiles. Elle attend beaucoup de la Foire du livre de Francfort, dont elle est cette année, du 12 au 16 octobre, l'invitée d'honneur, et notamment une augmentation de son activité à l'étranger. En moyenne, 10 titres islandais ont été traduits en Allemagne au cours des dernières années. "Nous espérons doubler ce chiffre pour les années qui viennent", indique Stella Soffía Jóhannesdóttir, coordinatrice à Sagenhaftes Island, qui organise la participation islandaise à Francfort.
«Mentalité islandaise. »
Les 130 éditeurs islandais ne manquent pas d'atouts. Au total, ils publient quelque 1 500 nouveaux titres chaque année, qui trouvent tous leur place dans les librairies, et pas seulement les fameux polars d'Arnaldur Indridason, parus en France chez Métailié et en Points. "C'est une énorme quantité de livres pour un si petit pays", reconnaît Bryndís Loftsdóttir, acheteuse livre chez Eymundsson, la principale chaîne de librairies avec 15 succursales. "Mais, souligne-t-elle, cela correspond bien à la mentalité islandaise. Les ventes de fonds ne sont pas très importantes dans notre pays. Les Islandais aiment les choses nouvelles : nous voulons du poisson frais et de nouvelles histoires."
Il y a peu de librairies en Islande. Eymundsson appartient au groupe Penninn, lui-même propriété de la banque Arion Banki. Il y a sept ans, Arndís Sigurgeirsdóttir et Bara Kristinsdóttir ont ouvert leur propre librairie indépendante, Ida. "Nous voulions faire quelque chose contre Penninn, qui a quasiment un monopole, explique Arndís Sigurgeirsdóttir. Depuis mars, les fondatrices d'Ida dirigent aussi la mythique librairie Mál og menning - 4 étages de livres au coeur de Laugavegur, la rue principale de Reykjavik. Fondée en 1937, elle a déposé le bilan en février pour la deuxième fois depuis la crise de 2008. D'autres détaillants ont d'ailleurs été touchés : Penninn comme la chaîne de supermarchés Office 1, qui vend aussi des livres, ont été placés cette année sous administration judiciaire.
Les éditeurs se sont mieux sortis de la crise. Le nombre de livres traduits a diminué, mais la production islandaise est en hausse. Et l'impression des ouvrages, souvent réalisée auparavant au Danemark, en Finlande ou en Pologne, a été rapatriée en Islande. Il faut dire que le secteur a traversé, avant la crise, une décennie particulièrement orageuse. Le prix fixe du livre a été aboli en 1995, et les librairies ont subi une vive concurrence de la part des supermarchés.
"Le changement était nécessaire, assure Kristján B. Jónasson, l'éditeur de Crymogea et président de l'Association des éditeurs islandais. Les éditeurs l'ont souhaité, car ils avaient besoin de vendre plus de livres et les librairies étaient devenues vraiment vieillottes." Mais, selon lui, une autre chose aurait dû changer en 1995 : les règles concernant le retour des livres. Les détaillants ont actuellement la possibilité de tout retourner au point que, à la fin des années 1990, les retours ont grimpé jusqu'à 80 %. Aujourd'hui, ils sont retombés à 25 % en moyenne, mais "ils restent un problème, estime Kristján B. Jónasson. Les libraires ne prennent quasiment aucun risque. C'est le point faible du secteur", déplore-t-il. Au grand dam de Bryndís Loftsdóttir, l'acheteuse livre de la chaîne Eymundsson : "Si nous ne disposions pas d'une option de retour des livres, nous ne prendrions pas forcément le risque de les acheter", remarque-t-elle.
En tout cas, depuis 1995, les ventes de livres ont doublé en Islande. Le président de l'Association des éditeurs juge aussi "extrêmement important pour les éditeurs que les supermarchés se soient mis à vendre des livres", tout en regrettant qu'ils ne le fassent que pendant la période des fêtes : "C'est un problème structurel, nous n'avons pas été capables de leur faire vendre des livres tout au long de l'année", constate Kristján B. Jónasson. Les libraires, au contraire, apprécient, lassés de voir les supermarchés récupérer la "crème" des ventes de nouveautés de l'automne, en bénéficiant de grosses remises et en cassant les prix. "Si la chaîne de supermarchés Bónus veut vendre des livres, c'est parfait, mais les éditeurs ne devraient pas leur accorder des remises plus importantes que les nôtres", insiste Arndís Sigurgeirsdóttir, chez Ida et Mál og menning.
Chez Eymundsson, Bryndís Loftsdóttir est du même avis, estimant même que l'Islande a besoin d'une forme de réglementation du prix du livre, comme la loi Lang en France. Au moins les libraires ont-ils réussi à obliger les éditeurs à étaler leur activité. Dans les années 1990, 80 % des livres paraissaient en novembre et en décembre. "Les libraires ont grand besoin d'un flux continu de nouveautés tout au long de l'année, qui leur permet de faire face à la concurrence des supermarchés", souligne Bryndís Loftsdóttir. Parmi d'autres, l'initiative lancée par les libraires du chèque-livre, qui donne la possibilité à chaque client d'obtenir un rabais sur les livres dans la période de la Journée mondiale du livre, fin avril, a encouragé les éditeurs à publier des nouveautés aussi bien au printemps qu'à l'automne.
Cafés et horaires tardifs
Face aux supermarchés, l'affirmation de la singularité de la librairie prend une importance croissante. Les librairies indépendantes de Reykjavik ont toutes des cafés et des horaires de fermeture tardifs ; elles proposent toutes, à côté des livres, une offre utile aux touristes, comme des CD d'artistes islandais ou des cartes routières. "Il est vital pour nous de présenter une gamme qui va au-delà du livre, explique Arndís Sigurgeirsdóttir. Les éditeurs ne nous accordent que 35 % de remise sur les livres alors qu'il nous faudrait 40 à 43 % pour espérer faire un minimum de profit en ne vendant que des livres."
Les libraires se sentent aussi menacés par les ventes directes des éditeurs au client, qui sont réalisées à la fois en ligne et dans les librairies des éditeurs, et représentent un cinquième du total des ventes de livres. Mais les éditeurs, comme les libraires, doivent lutter pour leur survie, plaide Kristján B. Jónasson : "Nous nous battons pour obtenir des subventions pour l'édition, mais il n'y en a aucune aujourd'hui. Il n'y a aucune politique publique en direction de l'industrie du livre", regrette le président de l'Association des éditeurs islandais. Selon lui, ses confrères sont inquiets, particulièrement pour le livre jeunesse, un secteur dans lequel les éditeurs misent sur les impressions groupées avec des partenaires étrangers plutôt que sur une production islandaise, plus coûteuse. "Tôt ou tard, le gouvernement devra subventionner l'édition pour la jeunesse", estime également, chez Eymundsson, Bryndís Loftsdóttir.
Allemagne et Scandinavie
>Pour le moment en tout cas, l'édition islandaise croise surtout les doigts pour l'exportation de ses droits à l'étranger. Grâce à l'impact de la prochaine Foire de Francfort, les éditeurs allemands ont acquis cette année les droits de 200 titres islandais, nouveautés et titres du fonds. Les éditeurs islandais ne développent un travail continu de cession de droits que depuis une dizaine d'années, et Forlagid, le principal groupe d'édition avec 240 titres par an, est le seul à disposer d'un service de droits étrangers.
Jusqu'à présent, l'Allemagne et la Scandinavie ont été les principaux marchés extérieurs. Mais, plus récemment, Ua Matthiasdóttir et Vala Benediktsdóttir, responsables des cessions de droits chez Forlagid, ont vendu des titres en Corée, au Japon, en Chine, en Egypte et aux Etats-Unis. "Il était difficile de trouver aux Etats-Unis des éditeurs qui acceptent ne serait-ce que de regarder l'un de nos livres, mais, depuis deux ans, l'intérêt pour l'Islande augmente", se réjouit Ua Matthiasdóttir. Cependant, cette ouverture n'est pas seulement liée à Francfort. "Quelques volcans nous ont aussi introduits dans le monde, plaisante Vala Benediktsdóttir. Ça, c'est du marketing efficace !"
Traduire l'islandais
>La vente de droits bute en particulier sur le petit nombre de traducteurs de la langue islandaise, ce qui augmente le prix des traductions, même si un système de subventions a été mis en place, lequel a permis d'amplifier les traductions vers l'Allemagne depuis deux ans. "Nous voyons Francfort comme un tremplin pour d'autres marchés", indique la coordinatrice de la présence islandaise à la Foire internationale du livre, Stella Soffía Jóhannesdóttir. "S'il y avait plus de traductions, les auteurs islandais seraient plus nombreux à pouvoir vivre de leur plume et pourraient même proposer de meilleures histoires", renchérit Bryndís Loftsdóttir. L'acheteuse livre de la chaîne de librairies Eymundsson note d'ailleurs que la presse aussi espère avec l'édition une augmentation des cessions de droits, en consacrant un article à chaque vente à l'étranger. "Vous voyez le tableau ? demande-t-elle, c'est comme au football, ils battent des mains et crient :"Hourra ! But pour l'Islande !"»
ENQUÊTE RÉALISÉE POUR LIVRES HEBDO, SVENSK BOKHANDEL (SUÈDE), BOGMARKEDET (DANEMARK) ET BOK OG SAMFUNN (NORVÈGE). TRADUCTION DE L'ANGLAIS PAR FABRICE PIAULT.