Orifice dépôt. Joe est un représentant de commerce censé vendre les trente volumes de l'Encyclopaedia Britannica dans le Missouri. La culture générale n'intéresse guère l'habitant du Midwest. Six mois qu'il est là et zéro exemplaire vendu. Pas démonté, le protagoniste de Soupapes & Cie d'Helen DeWitt sait que dans la vente, il ne s'agit pas tant de vendre quelque chose que soi-même. Il convainc le responsable d'une succursale d'Electrolux de lui confier le secteur de la Floride. Pas de chance, l'ouragan Edna est passé avant Joe ; et un autre VRP aussi, qui a refourgué des aspirateurs en veux-tu en voilà aux victimes du cyclone. Penaud et repu de tarte à la citrouille dont ces cibles commerciales ratées mais accueillantes le gavent, Joe retourne tous les soirs à son mobile home. Muni de magazines porno, voire sans autre support que l'écran plasma de son imagination, il s'adonne à l'onanisme. À Joe, il suffit en vérité d'un mur, qu'il imagine percé, et d'où sortirait le buste d'une femme accorte, tout habillée, qu'un individu besognerait par-derrière de l'autre côté de la paroi. Ce glory hole revisité par sa créativité libidinale se systématise dans sa tête en un jeu télévisé qui consisterait à deviner qui fait couple avec qui, en faisant abstraction du mur.
Las des tournées infructueuses et des séances de masturbation, le loser veut en être. Voilà qu'il recycle ses fantasmes en concept commercial. Puisqu'il est aujourd'hui impossible d'exprimer à quiconque au bureau son désir de sexe et que le consentement, c'est important, évidemment, Joe envisage d'offrir au personnel qui le souhaite un espace où donner libre cours à ses pulsions. Même principe que dans le jeu au mur troué, sauf que ça se passe dans les toilettes de l'entreprise - une manière de gui sous lequel un couple se place pour s'embrasser. Anonymat garanti : seul le haut du corps de l'employée est visible, le fornicateur de l'autre côté de la cloison est pour sa part sans visage. C'est rémunéré, mais attention, ce n'est pas de la prostitution, s'insurge Joe devant les objections des plus sceptiques. Juste un service... Et d'expliciter son business plan : tout mâle est obsédé par le coït, et les mâles alpha des entreprises qui se retrouvent à leur tête le sont d'autant plus qu'ils croulent sous les responsabilités sans pouvoir assouvir leurs besoins. Aussi suffirait-il d'installer ces cabinets spécifiques, soupapes pour cadres supérieurs suractifs et frustrés. Canaliser leur libido évitera les cas de harcèlement et boostera la productivité ! Les soupapes de Joe essaiment dans de multiples boîtes au point de susciter les suspicions du FBI...
Si Helen DeWitt s'en prend à la pruderie du politiquement correct et à un espace public purgé de toute once de séduction, elle s'attaque de manière plus véhémente encore au management rationalisé jusqu'à l'absurde, animé par une logique du profit qui pousse aux stratégies les plus ubuesques. Sous couvert d'une élucubration érotique déjantée, l'écrivaine signe une fable d'une causticité à mourir de rire.