Bien malgré eux. Dans Le voyage de Marcel Grob (Futuropolis, 2018), Philippe Collin et Sébastien Goethals documentaient le sort des malgré-nous, ces Alsaciens enrôlés de force dans l'armée allemande à partir de 1942. À son tour, Grégoire Carlé se penche sur la jeunesse alsacienne pendant la Seconde Guerre mondiale et plus précisément celle de son grand-père. Mais c'est de résistance qu'il est ici question car l'adolescent, alors âgé de 15 ans, faisait partie de Feuille de lierre. Oublié aujourd'hui, ce groupe tenta de lutter contre l'annexion de l'Alsace par l'Allemagne en 1940, en même temps que La main noire, autre réseau strasbourgeois que Carlé évoque également. Récupérer des grenades abandonnées dans un fort désaffecté, tracer des croix de Lorraine sur les murs, repeindre en bleu blanc rouge les boîtes aux lettres de la Poste (devenue Reichspost), se livrer à de petits sabotages à l'usine, faire rentrer en France des soldats français échappés des stalags, telles étaient les actions des jeunes membres de Feuille de lierre. Jusqu'à ce qu'ils se fassent prendre en juillet 1941 puis interner dans le camp de sûreté de Schirmeck, où les attendaient des conditions de vie atroces et des gardiens sadiques.

Dans cet album dramatique, Grégoire Carlé reconstitue la jeunesse de son grand-père à partir de « ses trop rares confidences » lors des moments passés ensemble. Il a également effectué un travail de recherche et de documentation sur l'époque, la ville de Strasbourg et les actions des deux groupes de résistants. Il lui a fallu « gratter les couches d'oubli qui ont recouvert les archives civiles et militaires » de cette sombre période. À travers des planches et des cases terrifiantes, presque insoutenables parfois, Grégoire Carlé nous précipite dans les affres d'une germanisation à marche forcée, assénée à grands coups de croix gammées, de discours haineux, de chants martiaux, d'affiches intimidantes, d'autodafés et autres démonstrations de force. Dans ce récit, Grégoire Carlé fait se télescoper les douloureux souvenirs recomposés de son grand-père et ceux de sa propre enfance, lorsqu'il partait à la pêche avec lui. Ces pages presque contemplatives, à la beauté bucolique, aux teintes apaisées, offrent une troublante respiration au milieu d'un ouvrage marqué par la brutalité.