Les échafaudages ne sont pas encore montés, mais la délimitation des zones de travaux a démarré en début de semaine au Quadrilatère des archives. Cet îlot d'une vingtaine de bâtiments au cœur du Marais, qui abrite depuis 1808 le site historique des Archives nationales, s'apprête en effet à faire peau neuve. Rénovation des toitures, restauration des hôtels princiers de Soubise et de Rohan, nettoyage des bas-reliefs de la cour des Chevaux du Soleil, le ministère de la Culture s'est lancé en 2016 dans une vaste opération de « valorisation et de modernisation » de son patrimoine.
Mais la restructuration n'est pas qu'esthétique : à l'horizon 2021, le Quadrilatère accueillera près de 300 fonctionnaires du ministère, dans une dynamique de regroupement de l'administration centrale de sept à trois sites. Les agents de la Direction générale de la création artistique, le Service interministériel des archives de France (Siaf) et les équipes du musée Picasso, entre autres, déménageront progressivement dans l'hôtel de Rohan. Cette optimisation immobilière a été baptisée « projet Camus » (voir encadré p. 18), en hommage au premier archiviste des Archives nationales, Armand-Gaston Camus.
Remise en état
Selon Françoise Banat-Berger, directrice des Archives nationales jusqu'en février dernier et désormais à la tête du Siaf, l'opération permet à la fois de garder l'administration centrale dans le centre de Paris et de « maintenir l'unicité du Quadrilatère, dont une partie était laissée vacante depuis 2012 », soit la date de la construction du nouveau site des Archives nationales à Pierrefitte-sur-Seine. Et de rappeler que « toute propriété de l'Etat peut faire l'objet d'une réaffectation ». Comprendre : estimons-nous heureux que ces bâtiments restent dans le giron de la Culture quand ils auraient pu être vendus à la découpe sur impulsion de Bercy.
20 % seulement du Quadrilatère est concerné par Camus, mais cette restructuration se fait « au détriment des besoins des archives », s'alarme cependant la CGT-Archives depuis la confirmation du projet. « Ce sont 12 000 m2 de surface qui nous sont amputés, or la question des mètres carrés est vitale lorsqu'il s'agit d'archives à stocker. Le nouveau bâtiment de Pierrefitte, à peine né, se retrouve déjà saturé plus de trente ans avant la date prévue », affirme le délégué syndical Wladimir Susanj. Car un événement inattendu est venu modifier les plans du secrétariat général du ministère pour les archives. Après avoir été mis sous protection en 2014 pour risque d'effondrement, le troisième site des Archives nationales, à Fontainebleau, a fait les frais d'une inondation de son cinquième sous-sol à l'été 2015.
Seuls 11 kilomètres linéaires d'archives ont été endommagés, mais ce coup dur a signé l'arrêt de mort du site où sont conservés les documents postérieurs à la Révolution française, et dont les 190 kilomètres linéaires de capacité de stockage vont cruellement manquer. La CGT-Archives, estimant qu'il aurait fallu engager les travaux de rénovation nécessaire en Seine-et-Marne pour un montant avoisinant 60 millions d'euros, a lancé début 2017 un virulent « Appel à sauver les archives », protestant contre un « dépeçage » qui interdirait à l'institution de « poursuivre son rôle de mémoire vivante ».
Plus de 13 000 usagers, citoyens, historiens, parmi lesquels Serge et Beate Klarsfeld, Ian Kershaw ou Yves Coppens, ont signé cette pétition remise à Emmanuel Macron. Ils n'ont pas pour autant fait fléchir le ministère de la Culture, où l'on assume la construction anticipée des annexes de Pierrefitte-sur-Seine. « Il n'a, de toute façon, jamais été question de déplacer à Paris les documents stockés à Fontainebleau, et nous allons voter prochainement les budgets pour les nouveaux bâtiments de Pierrefitte », indique Françoise Banat-Berger, qui préfère mettre en avant les bienfaits du projet Camus pour les archives du Moyen Age et de l'Ancien Régime, et les minutes des notaires parisiens conservés au Quadrilatère. « Le projet va permettre de remettre en état les magasins, de rénover l'électricité, l'informatique, les infrastructures. Cela débloque des budgets que nous n'aurions jamais obtenus pour les seules archives. »
Débat de société
Moins radicale que son confrère de la CGT, Cécilia Rapine, secrétaire générale adjointe de la CFDT-Culture, a choisi de ne pas s'opposer au projet Camus, mais de veiller aux conditions de travail futures des personnels impactés par le déménagement. « Cela se fera de toute façon. Au lieu de se battre contre des moulins, nous préférons mettre des garde-fous », explique-t-elle. Après des premiers plans de réimplantation jugés flous et « pas à l'échelle », les archivistes ont demandé aux responsables du projet de revoir leur copie. Certains bureaux, dans des bâtiments historiques, ne pouvaient être redivisés. D'autres, placés dans les combles, permettaient à peine de se tenir debout. Plus généralement, Cécilia Rapine s'inquiète d'une vision « purement budgétaire », et d'une politique « pas forcément bienveillante à l'égard de l'institution des archives, mais qui n'est pas nouvelle ».
Le budget alloué au « patrimoine archiviste et aux célébrations nationales » dans le projet de loi de finances 2019 du ministère de la Culture, en baisse de 17,8 % (30 millions d'euros), ne dit pas autre chose. « Cette réduction aura forcément un impact sur la qualité de notre travail. Pourra-t-on demain continuer à assurer notre mission qui, au départ, était de créer un droit pour les citoyens ? » L'absence de politique ambitieuse s'est récemment trouvée au cœur d'une autre polémique, que beaucoup d'historiens et généalogistes ne sont pas près d'oublier. En novembre 2017, Le Monde dévoile un document interne du ministère de la Culture intitulé « Contribution ministérielle aux travaux du Comité Action Publique (CAP) 2022 ». Cette note confidentielle décrit « une politique des archives trop coûteuses car visant l'exhaustivité ». Tandis que la colonne « réforme » propose de « recentrer la collecte sur les archives essentielles, mutualiser les services et dématérialiser massivement ».
Mais qu'est-ce qu'une « archive essentielle » ? Cette notion, qui trouve ses racines dans le rapport de Christine Nougaret commandé sous Audrey Azoulay, aura suivi pendant tout son mandat Françoise Nyssen, tout comme la tribune d'historiens et archivistes qui s'étaient émus, en mars 2018, toujours dans Le Monde, de la destruction programmée des bulletins papier de déclaration d'IVG. Prenant la parole lors du Conseil économique, social et environnemental, la ministre d'alors avait eu à cœur de rassurer les archivistes, en plaidant pour un « débat de société » sur la question.
Défis numériques
« Cette notion ne figure plus dans les recommandations du ministère », assure Françoise Banat-Berger, pour qui la polémique est symptomatique d'une « mauvaise connaissance des méthodes de travail des archivistes. 90 % des archives sont déjà éliminées de façon réglementaire. Mais il faut mener une vraie réflexion, aujourd'hui, sur la conservation des archives nativement numériques, comme les mails ou les photos », détaille celle qui a lancé, au printemps dernier, une grande consultation en ligne sur les « Archives pour demain ». La numérisation des documents apporte de nouvelles capacités de stockage, et charrie son lot de craintes. « Un PDF ne remplacera jamais le fait de pouvoir tenir entre ses mains un document du XVIIIe siècle », s'exclame l'historien Daniel Roche, signataire de la pétition lancée par la CGT-Archives.
Au ministère, on affirme qu'il n'a jamais été question de supprimer les originaux des archives papier, mais Wladimir Susanj rappelle que la question des formats de conservation n'a pas été tranchée. « Aucun spécialiste n'est capable de dire sur quel support seront conservées les archives dans quinze ou vingt ans. Du coup, dans le doute, on fait aussi des sorties papier qu'il faut stocker, et cela finit par revenir plus cher encore. » Pessimiste sur l'avenir de l'institution, il a interpellé dans un courrier le successeur de Françoise Nyssen, Franck Riester, sur sa vision de la politique à mener, et rappelé que les archives ne représentaient que « 0,33 % du budget 2019 de son ministère ». Cécilia Rapine réclame, elle, une uniformisation des méthodologies entre les différents niveaux (archives nationales, départementales, d'Outre-Mer...), « pour que l'on ne se retrouve pas avec des outils de travail totalement dépassés ». Franck Riester n'a accordé, lors de ses vœux aux acteurs de la culture, qu'une phrase à la question des archives, espérant garantir la transmission des « archives numériques » aux générations futures. Il en faudra sans doute un peu plus pour convaincre.
Gilles Manceron : "La place des archives est une question politique"
L'un des signataires de l'« Appel pour sauver les Archives » lancé par la CGT-Archives, Gilles Manceron, historien spécialiste du colonialisme et par ailleurs membre de la Ligue des droits de l'homme, s'inquiète du « désherbage » à venir au sein d'une institution citoyenne.
Pourquoi avez-vous signé l'« Appel pour sauver les Archives » ?
Ce qui me préoccupe, en tant qu'historien, c'est le fait qu'il n'y ait pas assez de moyens ni de place accordés aux archives. Après la fermeture du site de Fontainebleau, celui de Pierrefitte-sur-Seine risque de se retrouver saturé, et le projet de réaménagement du site du Marais ne permet pas d'accueillir des fonds volumineux au centre de Paris. Or la place des archives est une question politique au sens large. Elle n'est pas l'affaire des seuls archivistes, mais aussi des citoyens, qui ont le droit de consulter les documents de notre histoire. Au niveau humain, la question des personnels et de leurs conditions de travail m'a aussi poussé à me mobiliser. La notion d'« archives essentielles », employée un moment par la ministre de la Culture, et abandonnée depuis, a aussi fait réagir les historiens.
Je comprends qu'il y ait des impératifs budgétaires, je sais que le mètre carré coûte cher dans le Marais, mais parler d'utilité ou d'inutilité de certaines archives, c'est aller sur un terrain dangereux. Cela peut conduire à dire, par exemple, que les archives des prisons prennent trop de place. Les chercheurs qui travaillent sur ces sujets, qui ont recours régulièrement aux archives, ont voulu faire passer un message : « ne préjugeons pas de ce qui va intéresser demain ».
La numérisation ne doit-elle pas prendre progressivement le relais de la conservation papier ?
La numérisation est bien sûr utile, indispensable même, car elle permet de faciliter l'accès aux archives. Mais il faut faire attention à ce qu'elle n'implique pas la destruction des documents papier.
Ces derniers comprennent certains renseignements complémentaires, comme on a pu le voir avec les archives de l'IVG, qui représentent un pan essentiel de notre histoire sociale. La numérisation ne doit pas servir de prétexte à un désherbage.