« Des pousses d’épinard ! Vous n’y pensez pas. A cette saison avec le peu de clients restés à Paris, on les jette avant de les avoir vendus. » L’épicier me prend pour un débile mental. Pourtant c’est ma femme qui veut faire une « salade aux crevettes et langoustines sur un lit de pousses d’épinard » (ah, les recettes de Elle ) pour le grand éditeur qui vient dîner ce soir à la maison. Et moi chargé des courses, je n’ose répliquer au seul épicier ouvert dans le quartier. Je m’apprête à rentrer tout penaud : mes débuts mondains dans l’édition s’annoncent calamiteux. Soudain, un autre épicier, asiatique celui-là, se profile à l’horizon. « Dez épinards… bien zûr ! » Sauvé par l’immigré. Rien d’étonnant : depuis le début août, notre pain est tunisien, nos journaux cambodgiens et, désormais, nos légumes chinois. C’est la France, la France des vacances pour quelques jours encore. Le commerce n’est pas seul en cause. Regardez les journaux c’est pire encore. A les lire, on se demande s’ils sont encore rédigés par des journalistes. Un feuilleton de l’été (cette année la guerre du Liban), quelques marronniers (les traditionnels feux de forêt qui ne sont toujours pas « sous contrôle ») et quelques médailles sportives (foot, natation, athlétisme, canoë, parachutisme, pétanque). On y ajoute, pour atteindre la pagination minimum des « pages été » : sujets variés et avariés mis en boîte avant le départ en vacances par les préretraités de la rédaction, les emmerdeurs et les feignants. Pas une année sans un retour sur les faits divers non résolus depuis des années (cette année le Monde s’y est collé), la descente de la Vézère en kayak ou la traversée de l’Irlande en chariot à cheval). Affligeant, avec heureusement quelques bonnes surprises (le tour du Maghreb dans le Parisien , les sommets frontières de Charlie Buffet dans le Monde ) sur fond d’un terrible laisser-aller : Canal qui nous entretient de la disparition du chalutier Détresse de la mer (pour Déesse de la mer ) ou le Monde tellement fasciné par le montage financier des Rolling Stones qui leur permet de ne payer que 1,6% d’impôts qu’il publie l’article deux fois dans le même numéro ! Pour les amateurs de livres, c’est le désastre. On a le choix (très estimable) entre les poches et les romans qu’on n’a pas pu lire dans l’année. Comme d’hab’ les plages sont couvertes du dernier Mary Higgins Clark ou d’un vieil Agatha Christie. On croyait pourtant qu’à force de suivre la saison de foot l’édition qui publie ses nouveautés de plus en plus tôt, aux alentours du 15 août ces dernières années, allait enfin se décider à sortir les nouveaux livres début juillet. On murmurait que Stock envisageait de faire « un coup » obligeant ses concurrents à publier juste avant la période où les Français lisent le plus : en été. Raté. Sauf deux petits malins qui trônent en tête des meilleures ventes cet été Marc Lévy et Nicolas Sarkozy. Terrible dilemme. Les anciens critiques littéraires reçoivent encore quelques livres de la rentrée. Mais bien peu. Avec l’ordinateur, les services de presse vous rayent en bien moins de temps qu’il faut pour lire le plus court de leurs ouvrages. Encouragé par Anna Gavalda lors de mon départ du JDD (« tous ces bons livres qui vous attendent, tous ces classiques, tous ces textes superbes qu'ils ne faudra plus commenter... seulement savourer... quel bonheur... » ), j’ai décidé de ne plus lire que des chefs d’œuvre qui manquaient à ma culture. Je ne vous en ferais pas la liste, ce blog n’y suffirait pas. Mais je pensais escalader Proust par la face été, quand Claude m’a donné une idée. Claude est un ancien communiste, reconverti à la retraite dans Amnesty international et la lutte contre le cancer. Claude est depuis peu un ami. L’occasion, entre autres, de se rappeler que le PCF a été longtemps un champ de culture populaire. Marx et compagnie mais aussi Aragon, Picasso, la fête de l’Huma, et bien d’autres artistes pas forcément compagnons de route. Claude m’a vanté un après-midi au soleil L’Epopée de Gilgamesh . La traduction de Jean Bottéro chez Gallimard en 1992 est un enchantement. Et un bon début pour remettre sa culture à jour. Ce livre a 35 siècles, précédant largement l’Iliade et le Mahâbhârata . C’est le texte écrit le plus ancien à ce jour. Le plus proche par certains côtés. Bien sûr il y a une évocation poétique et terrible du Déluge que la Bible reprendra plus tard, la remontée aux enfers sur le bord de l’eau avec un cerbère qui s’appelle Unatapisti. Mais il y a surtout, la réaction d’un homme, un roi-dieu, Gilgamesh, face à la mort de son ami, Enkidu. Sa peine, sa peur, son angoisse quand il se comprend lui-même mortel : « Sur son ami Enkidu, Gilgamesh Pleurait amèrement En courant la steppe. Devrai-je donc mourir, moi aussi ? Ne me faudra-t-il pas ressembler à Enkidu L’angoisse M’est entrée au ventre ! C’est par peur de la mort Que je cours la steppe ! » Vivement la rentrée pour les épinards et la littérature ! Ayant déjà désigné mon Goncourt (voir le précédent blog), j’emporte quelques manuscrits. Il faut bien faire l’éditeur… quand on part en vacances. Une fois rentré, délaissez Amélie Nothomb et précipitez vous sur Gilgamesh !