On a toujours fait croire à mon mari que ce qu’il écrivait ne valait rien, et qu’il était inutile d’entretenir le fonds de la maison", s’indigne Christine de Villiers. La veuve de Gérard de Villiers, gérante de la maison du même nom, s’attache à prouver le contraire depuis le décès de l’auteur de la série SAS, en octobre 2013. Elle a entrepris de rééditer les 200 aventures de Son altesse sérénissime (SAS, donc) le prince Malko Linge. Depuis l’édition en 1965 du premier volume, alors chez Plon, cet alerte châtelain autrichien trucide autant d’ignobles affreux qu’il séduit d’incandescentes beautés, au service de la CIA.
Train de vie
Dans SAS à Istanbul, improbable histoire de tunnel pour sous-marins soviétiques creusé sous le détroit du Bosphore, l’espion commençait tout juste à dépenser ses somptueux honoraires dans la coûteuse rénovation du domaine familial, détruit par l’Armée rouge pendant la Seconde Guerre mondiale. En 2013, dans La vengeance du Kremlin, dernier récit bien plus réaliste inspiré du curieux suicide de Boris Berezovski, opposant au régime de Poutine, il n’y a plus de communiste à anéantir et il ne manque plus une tuile au château, mais il faut bien continuer à payer le chauffage et le personnel.
Soutenant lui-même un train de vie élevé, Gérard de Villiers était en permanence tendu vers son prochain épisode, poussant le rythme jusqu’à cinq titres par an à la fin de sa vie. "Il ne se préoccupait pas vraiment de l’entretien de son fonds", reconnaît celle qui est restée son épouse, très attachée au maintien de l’image du couple en dépit de la vie très aventureuse de "M. SAS". Devenue la gardienne de l’œuvre de ce stakhanoviste du roman d’espionnage, Christine de Villiers remet quatre titres en vente chaque mois. Avec Embargo, Enquête sur un génocide, Tuerie à Marrakech et Zaïre adieu publiés en août, 82 titres sont disponibles. Début 2020, le programme de réédition sera bouclé.
Les couvertures sont refaites au fur et à mesure des réimpressions pour devenir plus acceptables en librairie. Le fond noir brillant et l’embossage doré des lettres sont remplacés par de sobres couleurs mates. Le sigle SAS encadre toujours des photos de jeunes femmes affichant plus de goût pour l’industrie de l’armement que pour celle du textile, brandissant leur artillerie sans trop s’embarrasser de vêtements, mais elles sont moins dénudées qu’auparavant. Ces procédés basiques et la prose sans prétention de ces romans de gare, toujours très vendus en Relay, ont réussi une performance à laquelle le président du Centre national du livre, Vincent Monadé, a récemment consacré tout un livre : Comment faire lire les hommes de votre vie.
Vivant exclusivement de son fonds, la maison d’édition se trouve de fait dans une situation rarissime dans l’édition, d’autant plus surprenante que, du vivant de l’auteur, SAS était toujours en prise sur l’actualité la plus chaude. "Nous vendons 18 000 à 20 000 exemplaires par mois. Nous devons encore trouver quelques ajustements pour les mises en place, et nous surveillons attentivement les retours", insiste la gérante. Après avoir quitté Hachette fâchée, elle se dit très satisfaite de la diffusion-distribution Interforum. Pour contrôler les stocks et éviter le pilon, SAS sera bientôt fabriqué par Copernics (1), son service d’impression à la demande.
Rancœur et succession
Au rythme de diffusion indiqué, et en fonction du prix de ses aventures récemment passées à 7,95 euros le volume, le prince Malko représenterait environ 800 000 euros de chiffre d’affaires annuel, avec des frais très limités. Lorsqu’elle publiait une nouveauté trimestrielle, toujours classée dans les meilleures ventes poche, la maison engrangeait en moyenne 1,6 million d’euros de recettes annuelles, et dégageait environ 600 000 euros de bénéfice net partagé à parts égales entre le couple de Villiers, actionnaire à 50/50. La société ne publie plus ses comptes, mais "elle va bien, il n’y a aucun souci", assure Me Isabelle Didier, administratrice provisoire nommée en février par le tribunal de commerce de Paris, à la demande de l’ex-troisième femme de Gérard de Villiers, et des deux enfants nés de deux mariages antérieurs.
La succession de l’inventeur de SAS a déclenché une toxique Opération apocalypse (3e titre de la série), libérant les rancœurs que sa vie agitée avait suscitées dans son entourage, aiguisées par les appétits pour les flux d’argent qu’il a produits jusqu’à l’épuisement. La troisième femme (dont l’avocat n’a pu être joint) réclame le solde d’une prestation compensatoire indexée sur les revenus de son ex-mari, "mais elle n’a aucun droit sur la société", insiste fermement la quatrième épouse. En revanche, Michel et Marion, les deux enfants, disposent d’une partie de la maison d’édition, en indivision. Au vu de la liste de ses demandes au tribunal, le fils soupçonne sa belle-mère des pires malversations (son avocat n’a pas plus répondu à nos appels). La fille est plus mesurée mais s’est quand même jointe à la procédure.
"Je suis parfaitement sereine sur la tenue des comptes, mais je suis déçue par la longueur de cette mission, très coûteuse", déplore Christine de Villiers. Isabelle Didier, dont le mandat a été prolongé, bute sur la désignation d’un représentant neutre de l’indivision, qui dépend des associés. Il s’agit notamment de dénouer le contrôle des éditions Gérard de Villiers, dont la gérante deviendra majoritaire par les règles de l’héritage.
Eloges du New York Times
Christine de Villiers sera alors plus libre d’aller au-delà de la seule préservation de l’œuvre de son mari. "Ce n’était pas le provocateur d’extrême droite qu’on a caricaturé", affirme-t-elle. En février 2013, un long et très élogieux article du New York Times lui avait valu des ventes de droits aux Etats-Unis et une considération tardive, révélant l’attention qu’il suscitait dans les cercles diplomatiques et politiques grâce à la précision de ses informations toujours recueillies sur place, dans tous les points chauds où il fourrait immanquablement SAS. Mais le filon va s’épuiser, car il est exclu de confier une suite à d’autres auteurs, pour le moment.
"L’idée initiale de mon père était que quelqu’un continue, mais ensuite il a souhaité que la série s’arrête avec lui. On s’en tient à ce qu’il nous a dit, mais on verra de quoi l’avenir est fait", répond Marion de Villiers, détentrice du droit moral de l’œuvre, et prudente dans l’attente du dénouement de la succession. Christine de Villiers affiche la même conviction, tout en émettant des doutes sur les circonstances dans lesquelles sa belle-fille s’est trouvée investie de cette responsabilité, quelques jours avant le décès de son mari. Pour assurer la pérennité de la maison, elle envisage des rééditions en grand format, et cherche surtout des auteurs à publier ou à traduire. "Il faut trouver des textes de qualité sans plagier SAS, cette marque mérite de l’exigence. Je reçois beaucoup de propositions, mais je n’ai encore rien trouvé de satisfaisant", regrette-t-elle.
(1) Voir LH 1136, du 30.6.2017, p. 26-27.