Un père et passe. Selon le Larousse, le solipsisme est « une conception selon laquelle le moi, avec ses sensations et ses sentiments, constitue la seule réalité existante dont on soit sûr ». Si le solipsiste se trouve donc plus ou moins bardé de l'assurance, fût-elle relative, de sa présence au monde, le revers de la médaille est que prendre en compte l'existence d'autrui n'est pas toujours sa qualité première... Prenons par exemple le cas d'un homme qui se définissait volontiers comme tel, sans se soucier démesurément des conséquences parfois fâcheuses pour les siens, famille, amis (s'il en eut jamais), entourage. Car oui, Jean-Michel Beigbeder (1938-2023), par cynisme, dandysme, horreur d'avoir à s'expliquer ou pour toute autre raison, se voulait solipsiste et son fils Frédéric lui en donne douloureusement acte. Un homme seul, titre du livre qu'il lui consacre aujourd'hui, est tout à la fois un tombeau, une promenade biographique, un exercice d'admiration, une reconnaissance de dette, un lourd reproche, une enquête, un devoir d'inventaire et avant tout, un chant d'amour. En tout cas, assurément, si ce n'est le plus beau des livres de son auteur, celui où il se montre au plus près de sa vérité, dont on sait depuis Un roman français qu'elle est une vérité de fils...
Tout commence ici par une solitude. Celle d'un futur boomer dont l'enfance fut laissée par les siens aux soins sadiques de « bons pères » d'un pensionnat catholique au cœur du Béarn. Cela fait sans doute d'excellents mécréants, mais plus encore, dans l'oubli impossible de cette prison initiale, des adeptes résolus de l'art de la fuite... Pour Jean-Michel, ce sera vers sa terre promise (et qui le restera plus ou moins sa vie durant), les États-Unis et leur promesse de lendemains qui chantent. Le voilà d'abord à Harvard, puis de retour en France dans ces années 1960 où l'avenir promettait de durer longtemps, important le concept, américain bien entendu, de « chasseur de têtes ». Ainsi, un demi-siècle durant, cet homme va jouer aux petits chevaux avec tout ce que le CAC 40 compte de têtes couronnées par les marchés ou qui aspirent à l'être. Il y a sans doute une jouissance du tireur de ficelles, de l'éminence grise, Jean-Michel Beigbeder l'éprouvera jusqu'à s'y perdre.
Un homme seul est au moins autant le portrait d'une époque, les Trente Glorieuses pour aller vite, que celle d'un homme qui l'incarna jusque dans ses plus intimes contradictions. C'est un état des lieux d'un « éternel masculin » aujourd'hui disparu que dresse celui qui avoue ici en être l'héritier malaisé. Luxe et volupté, hédonisme décomplexé, grands hôtels et petites pépées, whiskies tourbés et divorce, éloge forcené de la réussite et finalement donc, la solitude. Beigbeder se montre là plus que jamais pour ce qu'il est : un moraliste paradoxal et désenchanté. Le monde de son père est le sien. Il a disparu. Et c'est ainsi que s'en vont parfois les fils : endeuillés, plein de larmes.
Un homme seul
Grasset
Tirage: 40 000 ex.
Prix: 19,50 € ; 220 p.
ISBN: 9782246832492