Sortie de route. On nous prend pour des bœufs, quoi qu'on fasse, on sera toujours la masse, ces gens auxquels on n'accorde de l'attention qu'en période d'élection, et encore c'est pipeau. Ce que nous désirons vraiment, nos aspirations, tout le monde s'en fout, fulmine Tibor. Le jeune homme, prenant pour pseudo « le serviteur », file la métaphore du bétail à abattre : « Je l'ai encore fait. / Nous l'avons encore fait. [...] Plus de têtes. Plus de sang. Pour vous servir. / La guerre est là / Nous sommes vos soldats. » Il assène des messages de décapitation sur X, ex-Twitter. Décapiter, ça il sait faire, et nettoyer après aussi : plus aucune trace, ni couleur ni odeur, juste le parfum persistant du détergent... Une fois la tâche accomplie, Tibor se rend à la médiathèque Flora-Tristan où travaille sa compagne Coralie et s'installe à l'un des postes informatiques pour rédiger sa prose vengeresse. On est mercredi : les enfants ont envahi l'espace, Coralie s'affaire à leur proposer des activités, Tibor aperçoit son ami Kader éducateur qui lui aussi est débordé. Cléricourt est une ville de la France périphérique avec ses communautés diverses qui vivent plus ou moins bien ensemble... Mais voilà, les imprécations sanguinaires du « serviteur » sont envoyées d'un ordinateur de la bibliothèque cléricourtoise. Et puis il y a aussi ces trois étudiantes qui ont disparu du jour au lendemain. Fugue ? Enlèvement ? La police est sur les dents, leurs yeux sont braqués sur un repris de justice avec sympathies islamistes, et sur cet « éduc spé » fort en gueule. Pourtant, le commissaire dépêché de Paris n'arrive pas à reconstituer le puzzle. D'autant que s'il est bien fait mention de décapitation dans les tweets, nul corps en vue.

Le protagoniste de Routines de Fabien Truong, sans rien laisser transparaître de sa double identité, continue à jouer au poker et au futsal, avec Kader, Jo, Manuel, les potes de Cléricourt, désormais en proie à la psychose et aux prises avec les préjugés. Imbu de philosophie politique révolutionnaire et de sociologie radicale, Tibor diffuse son évangile de haine dans le même temps qu'il mène une existence sans perspective. Fabien Truong manipule à merveille les tropes du polar tout en exploitant sa connaissance du terrain. Après un premier récit littéraire, La taille des arbres (Rivages, 2022), le sociologue entre de plain-pied en fiction avec un vrai roman mêlant souffle du thriller et topographie de la diagonale du vide... existentiel.