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Etats-Unis : libraires au front

Book People Ranger's Apprentice Literary Camp, juin 2011. - Photo F. PIAULT/LH

Etats-Unis : libraires au front

Agence de voyages, camps d'été, billetterie, impression à la demande, cours de danse, bar à vins, ateliers ou déménagement... Face à la concurrence de la vente en ligne, physique et numérique, les libraires indépendants américains multiplient les initiatives pour cultiver leur singularité et faire entrer les lecteurs dans leur magasin. Aperçu à l'heure où la baisse de la fréquentation plombe l'activité dans les librairies françaises.

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Par Fabrice Piault
Créé le 27.10.2015 à 18h09 ,
Mis à jour le 12.02.2016 à 17h46

Avec l'essor des "superstores" dans les années 1990, puis le boom de la vente en ligne, physique et désormais numérique dans les années 2000, les libraires indépendants sont soumis à rude épreuve aux Etats-Unis. Pourtant, après la phase de stupeur et d'ébranlement, ils sont depuis dix ans engagés dans une contre-offensive qui leur a permis de stabiliser leur part de marché autour de 10 %. Et ils pèsent "beaucoup plus", souligne le directeur général de l'Association des libraires américains (ABA), Oren Teicher, grâce à leur rôle de découvreurs.

La redynamisation de la librairie indépendante outre-Atlantique se fonde d'abord sur la mise en place d'outils collectifs de marketing, de promotion et de vente en ligne sous le label IndieBound (Indépendants associés, voir www.indiebound.org). Elle passe aussi par les initiatives de chaque libraire au sein de sa "communauté", entendue à la fois comme géographie et comme état d'esprit. Pour dynamiser leurs relations avec leur clientèle, et développer les flux, les libraires multiplient les passerelles avec les autres acteurs locaux dans le cadre du mouvement "Buy local !" ("Achetez localement !"). Ils créent de nouveaux services gratuits ou payants : ateliers d'activités, billetterie, agence de voyages ou camps d'été. Pour Oren Teicher, "le marché du livre évolue tellement que la librairie doit réinventer son modèle économique".

Santa Cruz (Californie) : Promenons-nous dans les bois

"Ces initiatives participent du travail très local que nous menons pour éduquer les gens au livre et à la lecture." CASEY COONERTY PROTTI, BOOKSHOP SANTA CRUZ- Photo BOOK PEOPLE

Avec 1 900 m2 de surface de vente, Bookshop Santa Cruz ne manque pas d'espace. Pourtant, l'équipe de 35 salariés de la grande librairie indépendante de Santa Cruz, au sud de la Californie, ne rate pas une occasion d'entraîner ses clients au vert, à l'écart du magasin, qui présente quelque 30 000 titres neufs et d'occasion. "Nous faisons énormément d'événements en extérieur", confirme sa propriétaire, Casey Coonerty Protti, qui a repris en 2006 l'entreprise fondée il y a quarante-cinq ans par ses parents. La jeune femme voit dans cette démarche à la fois un moyen de fidéliser la clientèle, au sein de laquelle 17 000 personnes reçoivent régulièrement la newsletter de Bookshop Santa Cruz et ses offres commerciales, et de différencier sa librairie des succursales des chaînes.

Autour d'un auteur, avec lequel ils bénéficient ainsi d'instants privilégiés, des groupes de clients de la librairie s'installent sur la plage, dans des parcs ou des bois pour des visites pédagogiques, des rencontres, des lectures ou des exercices de lecture, des ateliers photo ou encore des discussions sur les rapports entre la nature et la création.

"Ces initiatives participent du travail très local que nous menons pour éduquer les gens au livre et à la lecture", précise Casey Coonerty Protti. Au total, sa librairie affiche un chiffre d'affaires de 2,8 millions d'euros, dont 85 % avec le livre et 15 % avec des cadeaux. Bookshop Santa Cruz développe aussi depuis peu un programme en plein essor d'aide à l'autoédition et à la promotion, qui, lui, a rapporté en un an 21 000 euros avec 175 auteurs. Elle poursuit ainsi, "en essayant d'apporter une touche spécifique", une activité initiée par sa principale concurrente, la succursale de la chaîne Borders. Celle-ci a fermé en avril. "Depuis, se réjouit la libraire, notre chiffre d'affaires est en hausse de 17 %."

Austin (Texas) :"Buy local !"...

Créée en 1970, déployée sur 2 600 m2 sur deux niveaux avec une centaine d'employés et un chiffre d'affaires de 4,6 millions d'euros, Book People, à Austin (Texas), fait figure de pilier de la librairie indépendante américaine. Elle apparaît d'ailleurs parmi les 25 plus importantes du pays. Pourtant, "si nous sommes toujours là, c'est principalement parce que j'ai fondé en 2011 l'Austin Independant Business Alliance", estime Steven Bercu, fondateur de la librairie après des études à Nancy, où il s'est retrouvé, en mai 1968, l'un des animateurs du comité d'action de l'université. Rassemblant 750 commerces de la ville, l'Austin Independant Business Alliance, que préside Steve Bercu, est l'un des trois premiers des 140 très dynamiques et très populaires mouvements de ce type créés aux Etats-Unis autour du slogan "Buy local !" ("Achetez localement !", voir le site www.ibuyaustin.com).

"Depuis dix ans, nous multiplions les campagnes pour convaincre les gens de faire leurs courses chez les indépendants, et cela marche à la fois parce que nous faisons ce travail en commun et que nous agissons ensemble face à la municipalité", se réjouit le libraire, qui précise : "Ensemble, nous somme le cinquième employeur de l'agglomération." L'Alliance d'Austin a mené la première étude d'impact qui montre la rentabilité économique de l'achat local. Pour Steven Bercu, "l'achat dans des commerces locaux n'est pas seulement intéressant culturellement, parce qu'il préserve la diversité, mais aussi économiquement, parce que l'argent reste investi localement, ce qui est bon pour la vie de la cité".

... et les lecteurs au camp

"Nos camps créent avec la librairie un incroyable lien de fidélité et de confiance que nous ne pourrions pas avoir autrement." STEVEN BERCU, BOOK PEOPLE- Photo F. PIAULT/LH

Le premier « camp », très artisanal, remonte à 2006. Pour les cinq organisés cette année à partir du début du mois de juin, les 450 places se sont vendues en trois heures dès novembre dernier... Les camps d'été littéraires sont devenus un must de Book People, en même temps qu'une source complémentaire de revenus pour la librairie. "Nous avons une liste d'attente de 300 enfants que nous ne pouvons satisfaire, et certains viennent de Londres, Mexico ou Hongkong", précise Steven Bercu. Le principe : proposer à une cinquantaine de jeunes âgés de 11 à 14 ans de vivre pendant une semaine dans l'univers de leur héros préféré, comme par exemple le demi-dieu Percy Jackson, créé par Rick Riordan.

Costumes et décors. Initialement organisés dans un parc public, "les camps sont chaque année plus élaborés, avec toujours plus de costumes et de décors", précise Steven Bercu. Book People dispose désormais d'un terrain spécifique, et la librairie a recueilli 700 000 euros pour agrandir l'an prochain le bâtiment d'accueil et y introduire l'air conditionné, un confort bienvenu dans un Etat où les températures flirtent avec les 50 °C à la belle saison.

La préparation des camps d'été occupe un libraire à plein-temps pendant six mois. Il est ensuite rejoint pour l'animation par une quarantaine d'étudiants, auxquels s'ajoutent des conseillers qui sont d'anciens participants devenus majeurs. Avec les frais d'inscription (près de 300 euros par enfant) et les ventes de produits dérivés (tee-shirts, chapeaux et gourdes labellisés "Book People"), l'opération rapporte environ 175 000 euros, soit moins de 4 % du chiffre d'affaires de la librairie. Mais surtout, souligne Steven Bercu, "elle crée avec la librairie un incroyable lien de fidélité et de confiance que nous ne pourrions pas avoir autrement, et, avec les parents qui nous sont attachés et les enfants qui portent les tee-shirts des camps, elle constitue pour nous une publicité inimaginable". Pour le libraire, "c'est une des raisons pour lesquelles Book People a fait en 2010 la meilleure année de son histoire".

Seattle (Washington) : Changer de quartier

"On peut faire la meilleure librairie du monde mais, si elle est mal placée, cela ne sert à rien." PETER AARON, ELLIOTT BAY BOOKS- Photo F. PIAULT/LH

Quand on dispose d'une belle librairie dans un bâtiment de caractère du vieux Seattle, dans l'Etat de Washington, déménager n'est pas une priorité. Propriétaire depuis 1999 d'Elliott Bay Books, Peter Aaron s'y est pourtant résolu en avril 2010, après avoir très longtemps hésité. "Lorsque j'ai acheté la librairie créée en 1973, elle était au bord de la faillite en raison de la concurrence des chaînes et d'Amazon", se souvient-il. Doté d'une seule succursale Borders en 1995, Seattle accueille 17 "superstores" trois ans plus tard. En prenant les rênes d'Elliott Bay Books, Peter Aaron commence par resserrer le personnel et développer l'assortiment, avec un certain optimisme. "Seattle est quand même la première ou deuxième ville américaine la plus importante en termes d'achats de livres", pointe-t-il. Il parvient à stabiliser le chiffre d'affaires, mais la crise, qui s'accompagne d'un déclin de ce quartier de la ville, où la criminalité augmente, l'oblige à partir. A près de 5 kilomètres, il déniche une surface de 1 800 m2, dont 1 400 dédiés à la vente, dans un autre bâtiment ancien, au coeur d'un quartier en pleine revivification. "Le défi était de concevoir un magasin qui ait le même caractère, et de l'améliorer", souligne le libraire, qui gère un assortiment de 100 000 titres avec quelque 35 salariés, et organise 500 rencontres et lectures par an. En un an, son chiffre d'affaires a augmenté de 20 %, pour atteindre 4,2 millions d'euros. "Dans la librairie, la question de l'emplacement est encore plus importante que dans les autres secteurs, estime-t-il. On peut faire la meilleure librairie du monde mais, si elle est mal placée, cela ne sert à rien."

La Verne (Californie) : Tout pour les enfants

Notre objectif est de fidéliser les enfants sur la durée, avec l'idée qu'ils vont grandir chez nous", explique Andrea Vuleta. Pour cela, la directrice générale depuis six ans de la librairie spécialisée jeunesse Mrs Nelson's, créée il y a vingt-cinq ans à La Verne, dans la périphérie de Los Angeles (Californie), se concentre particulièrement sur les tout jeunes enfants. La librairie, qui présente plus de 30 000 titres sur 325 m2, réalise 30 % de son chiffre d'affaires avec les jouets. Surtout, aidés par des volontaires bénévoles qui sont le plus souvent des clients de la librairie devenus adolescents, les huit libraires multiplient les initiatives. Celles-ci sont le plus souvent gratuites, mais pas toujours, en particulier quand elles incluent un déjeuner ou un goûter.

Comme la plupart des librairies spécialisées en jeunesse, Mrs Nelson's prévoit chaque semaine des "story time", qui accueillent pour des histoires ou des contes de dix à trente enfants. Surtout, elle a établi des partenariats au sein de la commune de La Verne pour développer un programme original et diversifié d'animations. Le musée des sciences, par exemple, vient organiser des activités dans la librairie. Le théâtre de la ville vient régulièrement y présenter ses nouvelles pièces, avec les acteurs. Mrs Nelson's organise aussi de nombreux événements dans les bibliothèques, où elle fait se rencontrer des auteurs et des classes d'écoles en profitant d'espaces plus généreux qu'entre ses rayons. "C'est une excellente promotion pour la librairie, se félicite Andrea Vuleta. Mais le plus important pour nous, c'est d'être connectés avec les différents acteurs de la communauté, c'est de les amener à nous soutenir en les soutenant."

Oskaloosa (Iowa) : Danse avec les clients

Oskaloosa, un bourg perdu à une centaine de kilomètres de Des Moines (Iowa). 11 000 âmes, probablement un saloon et, en tout cas, une ancienne banque datant de la fin du XIXe siècle. Etranger, ne passe pas ton chemin : c'est là que Nancy Simpson, une ancienne bibliothécaire, a créé en 2005 avec une collègue la librairie opportunément baptisée Book Vault (« Le coffre à livres »). Moyennant la neutralisation des portes blindées, pour des raisons de sécurité, les trois coffres sont toujours utilisés, pour des livres désormais.

La librairie elle-même s'étend sur deux niveaux et 220 m2, où sont commercialisés non seulement des livres, dont une part importante pour la jeunesse, mais aussi du matériel de cuisine, en relation avec le rayon d'ouvrages de recettes. Le deuxième étage, parfois utilisé pour des rencontres avec des auteurs, est dédié à des cours de danse et de yoga. Il peut aussi être loué pour des mariages ou des fêtes d'anniversaire. "J'ai toujours cherché à créer des activités complémentaires, explique Nancy Simpson. Elles permettent à la fois de générer des revenus additionnels et d'amener des gens dans la librairie." A côté du livre, les cours de yoga et de danse, les cartes et cadeaux et le matériel de cuisine représentent un quart du chiffre d'affaires d'environ 180 000 à 200 000 euros par an. Book Vault est aussi associée à une demi-douzaine d'autres commerces indépendants de sa ville pour l'organisation de "Diva Days" : "Ils permettent à des femmes d'aller, un jour donné, de magasin en magasin, en groupe de cinq ou six, en étant traitées comme des divas avec champagne et avantages VIP", détaille la propriétaire de la librairie.

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