« J'ai passé ma vie dans les livres », affirme Emma Becker. Un refuge essentiel pendant une enfance marquée par de nombreux déménagements. Ses parents divorcent quand elle a 11 ans. « Mon port d'attache était la maison de mes grands-parents », dit-elle. L'écriture l'aide à exprimer ce qui est impossible à verbaliser. « Dire je t'aime aux miens revient à ouvrir une boîte de Pandore... J'ai été pétrie d'amour pour mon père. Il était si beau, si pudique. Grâce à l'écrit, j'ai pu l'humaniser. » Il lui a transmis son goût de la musique. Une fois majeure, elle a du mal à trouver sa voie. « J'étais trop occupée par les mecs, que je regardais comme des dieux. La seule chose qui comptait, c'était écrire. » Alors Emma Becker enchaîne les petits boulots, avant de s'installer à Berlin. Fascinée par l'Histoire, elle apprécie sa « dichotomie pleine de vie. On peut s'y perdre. » La perte de soi est précisément le fil rouge de son travail romanesque et de son parcours amoureux. « S'abandonner sexuellement constitue un tel challenge pour les femmes. Comment se perdre, se retrouver et s'accepter ? »
Une prostituée enchantée
Sa moue d'enfant se mêle à une féminité affirmée. Son regard déterminé en dit long sur son vécu. Emma Becker livre son histoire sans fard. « De nature curieuse, j'ai toujours pris des risques. Mon moteur étant de retranscrire mes expériences. » Son modèle ? Le journaliste américain ultra-subjectif Hunter Thompson, roi du gonzo. « Comment saisir le métier de prostituée de l'intérieur, en restant à l'extérieur ? Je pensais me protéger, mais je suis devenue l'une d'elles, une pute qui écrit pour leur donner une voix. » Une maison close à Berlin est le poumon de son roman à paraître chez Flammarion. Ce lieu, tenu par une dame, est chargé d'odeurs, avec des pièces colorées et des lumières poudrées. « Ce harem rabelaisien est devenu ma famille. » L'auteure s'y crée des personnages au fil de ses humeurs. « La prostitution et la fiction sont indéfectiblement liées », tant on peut s'y réinventer à l'infini. Le danger : se dédoubler à l'extrême.
La maison close ressemble à « une tentative d'égalité, où l'on transcende l'ordre établi socialement ». Malgré l'argent, chacun aspire à l'amour. « Un bordel est un face-à-face entre hommes et femmes. Une expérience superbe, pitoyable et sensuelle », relatée à travers de très beaux portraits d'êtres solitaires. « J'ai été frappée par la vulnérabilité des hommes et la puissance terrassante des femmes. La pute est le totem du désir, de la féminité et de la surpuissance. » Elle, qui a tant intellectualisé le sexe, ressent le besoin de l'éprouver dans sa chair. Un jeu de domination empli de plaisir. « Avant, je voulais appartenir entièrement aux hommes, quitte à être réduite à néant. » Après deux ans et demi dans « la Maison », Emma Becker a appris à penser à elle. « Je suis restée entière, tout en transgressant le patriarcat, la famille et mon éducation chrétienne. »
Ce roman ne se veut pas « une apologie de la prostitution », qu'elle qualifie de « psychologique et humanitaire. J'étais une divinité maternelle à laquelle on confiait des chagrins, des joies et des jouissances. » Emma Becker trouve que cette aventure l'a rendue plus féministe. « Nous survivons toutes dans un monde d'hommes, fait par les hommes. On a le droit de choisir qui on veut être. » La romancière se dit « plus riche affectivement ». Elle a quitté« la Maison »et donné vie à un garçon. La grossesse sera le sujet de son prochain roman. « J'ai aimé porter un monde. Cette forme d'amour dépasse tout. Dire que j'ai réussi à devenir écrivain, amante, femme, pute et mère. »
La Maison
Flammarion
Tirage: 20 000 ex.
Prix: 21 euros
ISBN: 9782081470408