Depuis plus d’un an, c’était LA rumeur que les intéressés ne pouvaient plus contrôler. C’est devenu une information concrète le 27 mars, dans une note d’information d’Hervé de La Martinière aux salariés du groupe qu’il préside : "Après un long moment de réflexion et de nombreuses rencontres visant à pérenniser les activités de nos filiales Volumen et Loglibris, j’ai finalement décidé d’entamer une négociation exclusive avec Editis pour rapprocher nos activités de diffusion et de distribution", a-t-il officialisé. Le P-DG rappelle qu’Interforum, filiale d’Editis, se charge déjà de la diffusion et la distribution des titres du groupe La Martinière dans les supermarchés, et qu’en conséquence le rapprochement apparaissait logique.
Réaménagement
Rien n’est précisé concernant la forme que prendra l’opération, et les P-DG des deux groupes ne souhaitent pas s’exprimer avant l’avis consultatif des représentants des salariés. Les comités d’entreprise des deux groupes étaient programmés le même jour, jeudi 2 avril, après notre bouclage. Il y a au moins une certitude : même lorsque la cession sera accomplie, elle ne changera rien à court terme pour les éditeurs utilisant Volumen et Loglibris, ni pour les libraires. Interforum n’a aucun intérêt à brandir des conditions qui feraient fuir les éditeurs, ou mécontenteraient les libraires. A plus long terme, il y aura bien un réaménagement de la diffusion-distribution, qui vit sa deuxième concentration après le rachat du groupe Flammarion par Gallimard.
Dans l’immédiat, les personnels des filiales de La Martinière sont les premiers concernés par les conséquences du rachat. Ces filiales emploient environ 280 personnes, dont 130 pour la diffusion, basées rue de Vaugirard chez Volumen, qui contrôle Loglibris, la distribution transformée en filiale en 2008 à 51/49 avec Direct Group France. Ses entrepôts sont situés à Ballainvilliers, dans l’Essonne, à une heure de camion de ceux d’Interforum à Malesherbes, dans le nord du Loiret.
Contrairement aux autres groupes, La Martinière n’a en effet jamais réussi à rentabiliser sa diffusion-distribution. Constituer une entité forte sur ce segment de la chaîne du livre était pourtant un des objectifs de la reprise du Seuil par La Martinière en 2004. Mais la fusion de la distribution des deux maisons dès l’été du rachat s’est soldée par un accident industriel qui a coûté cher à Volumen, la filiale créée pour ce projet.
Furieux, plusieurs éditeurs importants comme L’Ecole des loisirs, Odile Jacob, Payot & Rivages sont partis, entraînant un manque à gagner en volume d’affaires de 68 millions d’euros. En 2007, date d’un premier plan de licenciements, Volumen qui employait alors 355 personnes avait accumulé 10 millions d’euros de pertes. Malgré ces mauvais résultats, il y avait urgence à réinvestir pour moderniser la chaîne de Ballainvilliers. La Martinière a trouvé un partenaire, Direct Group France (DGF), la holding de France Loisirs qui possédait aussi les librairies Chapitre.
A côté de l’activité habituelle de distribution, l’objectif était de créer pour ce réseau des services spécialisés, qui pouvaient s’étendre à d’autres chaînes ou librairies. La Martinière a apporté ses actifs (entrepôts de Ballainvilliers, machines, personnel) et DGF a fourni le cash dans la création de Loglibris. Sa mise en production a provoqué un nouveau chaos, moins important que le précédent mais encore dommageable. A son tour, la seule filiale Loglibris a cumulé une dizaine de millions d’euros de pertes, et la faillite de Chapitre a fait disparaître ce service de distribution dédié qui n’avait pas trouvé d’autres clients. Il a fallu de nouveau recapitaliser. A cet égard, la famille Wertheimer, propriétaire de Chanel et actionnaire principal de La Martinière (en part du capital, sinon en droits de vote) a fait preuve d’un soutien exemplaire. Le "parfumeur de luxe", ainsi qualifié à son arrivée dans l’édition en 2004, a été un vrai mécène du livre. Mais tout a une limite.
Salué par les libraires
La très bonne année 2014 du Seuil et de ses éditeurs tiers (19 prix littéraires au total dont le Goncourt à Lydie Salvaire et un succès international avec Le Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty) n’a pas suffi à rééquilibrer les comptes. Paradoxalement, la cession arrive au moment où Volumen et Loglibris produisent un service salué par les éditeurs comme par les libraires. Hervé de La Martinière s’est appuyé sur cette réputation retrouvée pour chercher plusieurs solutions de reprise, d’où la durée des rumeurs.
C’est finalement la détermination d’Alain Kouck qui l’a emporté. Logisticien et organisateur avant tout, le patron d’Editis avait réussi à maintenir la compétitivité d’Interforum, amputé de 40 % de ses éditeurs gardés par Hachette en 2004. Dès 2006, il développait cette activité en reprenant DNL, spécialiste de la diffusion-distribution en supermarchés. Il avait donc de quoi persuader Planeta, son actionnaire depuis 2007, de sa capacité à maîtriser ce nouveau rachat, alors que le groupe doit par ailleurs honorer d’importantes échéances de remboursement. L’opération permettra à Interforum de mieux couvrir tout l’éventail des circuits du livre, en se renforçant dans les librairies indépendantes de 1er et 2e niveaux, qui font preuve d’une belle vitalité tandis que la grande distribution stagne. H. H.
"Un rééquilibrage avec Hachette", par Françoise Benhamou
Volumen, la structure de distribution-diffusion du groupe Seuil-La Martinière, rachetée par Interforum, filiale du groupe Editis ? Trois remarques s’imposent, à propos d’une reprise dont on ne saurait s’étonner.
1. Les deux structures avaient déjà collaboré, plutôt dans le segment des supermarchés. La première remarque - et la plus évidente -, c’est le renforcement d’Editis dans la double activité de diffusion et de distribution, et le rééquilibrage qui s’ensuit avec Hachette.
2. Le groupe La Martinière n’est guère en forme malgré les performances du Seuil, avec notamment le succès spectaculaire du livre de Thomas Piketty, ou la bonne tenue d’une maison comme L’Olivier. La distribution-diffusion est une activité de réseau, pour laquelle l’importance des charges fixes rend nécessaire un certain degré de concentration. Volumen (et sa filiale Loglibris) n’a pas atteint la taille critique indispensable (rappelons l’échec des négociations avec Actes Sud pour en assurer la distribution-diffusion), alors que cette double activité ne devient lucrative - et même très lucrative - qu’à condition de porter sur des volumes très importants.
3. Le marché français est un marché de libraires, avec de nombreux points de vente, y compris de second niveau. De ce point de vue, les activités de distribution-diffusion sont centrales. En France, les grands groupes éditoriaux assument ces activités pour leurs filiales et pour des éditeurs tiers. Les éditeurs sont attachés à ces activités, et la cession à laquelle le groupe La Martinière se voit contraint n’est pas un bon signal. Il conviendra de suivre de près le choix d’organisation qui sera fait : conserver au sein de la nouvelle structure une équipe de représentants "estampillés" Seuil, ou mutualiser l’ensemble, au risque de noyer les maisons de la galaxie du Seuil dont l’identité constitue un actif précieux ? On le saura sans doute rapidement. F. B.
Françoise Benhamou est économiste et blogueuse sur Livreshebdo.fr.
Libraires et éditeurs craignent pour l’avenir
Les éditeurs diffusés comme les libraires soulignent la qualité des services et des équipes de Volumen et de Loglibris.
"Ma première réaction, un peu égoïste, en tant qu’éditeur, c’est de m’inquiéter pour mes gros projets éditoriaux à venir. La seconde, c’est une pensée pour les équipes formidables de Volumen qui, j’espère, ne seront pas trop touchées." Contacté dans les heures suivant l’annonce du rachat de Volumen par Editis, Frédéric Martin, directeur des éditions Le Tripode, résume ainsi en quelques mots l’attitude de la profession : entre la crainte d’un impact sur leur maison et celle d’une conséquence sur les postes des représentants, rares sont les diffusés à avoir sauté de joie à l’idée d’un tel regroupement. Même si, de l’aveu général, le rachat était pressenti depuis longtemps.
"Je ne suis pas du tout surprise, mais extrêmement inquiète, s’exclame Sabine Wespieser. Avec Volumen, j’ai choisi une diffusion qualitative, capable de porter une maison comme la mienne, de pratiquer des mises en place modestes et de faire émerger des auteurs encore peu connus du grand public, comme Léonor de Récondo ou Michèle Lesbre." Dans ce rapprochement avec Interforum, l’éditrice redoute ainsi de voir "le gros déteindre sur le petit".
D’une maison à l’autre, tous les éditeurs mettent un point d’honneur à souligner la qualité du service offert par l’historique "diffusion Seuil", devenue Volumen avec la constitution du groupe La Martinière. Henri Causse, le directeur commercial des éditions de Minuit, se laisse même aller à la nostalgie : "J’éprouve une grande tristesse. La diffusion Seuil, où nous sommes depuis février 1981, a vraiment apporté quelque chose de particulier dans les relations avec la librairie."
Du côté des libraires, justement, les réactions se font encore plus épidermiques. "Pour nous, c’est un peu la catastrophe ! Même si, contrairement au moment de notre lancement il y a quatorze ans, Volumen n’est pas notre plus gros fournisseur, ce sont des gens que nous aimons beaucoup et de vrais défenseurs de la librairie indépendante", explique Françoise Charriau, dePassages, à Lyon. Pour la cogérante, si l’efficacité de son distributeur est susceptible d’être affectée ("ils peuvent nous fournir en 48 heures, alors qu’il faut compter au moins quatre jours pour Interforum"), l’interrogation est aussi financière : "Je vais me battre pour garder les mêmes remises !" Depuis les rayons de Millepages, à Vincennes, Pascal Thuot abonde : "Nous n’avons rien à gagner à une telle concentration. Et même si les outils et le personnel restent les mêmes, il y a fort à parier que les politiques commerciales changeront."
"Se faire avaler comme ça, c’est un peu dommage, non ?"
Plus modéré que ses collègues, Rémy Ehlinger, à la tête de la librairie Coiffard à Nantes, estime surtout qu’il est "urgent d’attendre", remettant en perspective l’opération avec la situation du racheté. "Nous savions que l’outil de diffusion Volumen était surdimensionné. Concernant la distribution, qui était devenue très performante tant au niveau du suivi qu’à celui des délais, on peut évidemment s’interroger, mais je refuse de crier avec les loups." Pour le libraire, le possible bouleversement est à chercher plutôt du côté des éditeurs : "Il y a de très belles maisons chez Volumen, à qui on donnait l’opportunité de travailler avec un bon diffuseur. Il faut qu’Interforum fasse les choses intelligemment, sans mettre ces éditeurs à la porte en augmentant les tarifs."
Enfin, si Inès Lavigne, qui gère la librairie Bookstore de Biarritz, explique être aussi dans l’attente, elle regrette de voir se former un groupe "créé pour concurrencer Hachette". Mais sa réaction, à l’image de toutes celles recueillies en libraire, se trouve aussi bien sur le terrain des chiffres que des sentiments : "Pour un groupe comme La Martinière, se faire avaler comme ça, c’est un peu dommage, non ?" M. D.