A l’instar du public adolescent auquel il s’adresse, le "young adult" garde une part de mystère. Comme son nom l’indique, il nous vient tout droit des Etats-Unis, et se traduirait littéralement par "jeune adulte". Une notion aussi floue, finalement, que la fourchette d’âge à laquelle il s’adresse : elle commencerait à 13 ans selon certains, 15 pour d’autres, pour aller jusqu’à 25, 35 ans et plus. Alors, si ce n’est par l’âge, comment délimiter les frontières de ce créneau qui s’est désormais imposé dans les librairies françaises, au point d’en faire bouger les rayons ?
Comprendre cette mouvance, c’est d’abord creuser dans les strates des best-sellers qui ont petit à petit construit puis consolidé une offre aujourd’hui pléthorique. Au commencement, bien sûr, il y a Harry Potter, tremblement de terre qui ouvre les verrous d’une littérature jeunesse très segmentée. "Avec Harry Potter, on s’est pris à rêver que les adultes pouvaient lire de la littérature jeunesse", confie Eva Grynszpan, directrice de la fiction chez Nathan. Mais ce sont les émois d’un vampire végétarien imaginé par Stephenie Meyer, en 2005, édités en France chez Hachette Jeunesse, et qui ont donné naissance à la collection "Blackmoon", qui marquent le véritable début de l’ère du young adult. "Twilight parle de sexe tout le temps, et des tourments adolescents de façon plus frontale. C’est une œuvre qui s’institue young adult", explique Mathieu Letourneux, maître de conférences en lettres à l’université de Paris-Ouest Nanterre et spécialiste de la littérature populaire.
Récits de transition
Suit la vague de la bit-lit et ses nombreuses sagas. Mais alors qu’en 2008 le premier film tiré de Twilight sort en salle, paraît déjà le premier tome de Hunger games de Suzanne Collins (chez PKJ en France). Il ouvre l’ère de la dystopie, qui brosse les contours sombres d’une société pas si éloignée de la nôtre, où s'illustre bientôt Divergente de Veronica Roth (Nathan). Quatre ans plus tard, John Greene prend le contre-pied des futurs possibles et s’ancre dans le réalisme contemporain avec Nos étoiles contraires, histoire sensible et drôle de deux adolescents aux prises avec le cancer, dont le succès lancera une tendance bien vite baptisée "sick-lit" (littérature de la maladie).
Et depuis ? Rien. Ou plutôt, tout : alors qu’aucune vague de la force des précédentes n’emmène le marché dans une direction, tous les genres cohabitent désormais dans un segment qui s’attaque aussi doucement au thriller. "Dans le young adult, on voit les arbres qui cachent la forêt. Quand il y a eu un succès, on a envie d’en faire une tendance. Mais les grands succès young adult sont souvent à la croisée de différents genres", relativise Glenn Tavennec, directeur de la collection "R" chez Robert Laffont.
Pourtant, après plusieurs années de progression, et en l’absence de locomotive, le marché du young adult est aujourd’hui en contraction. "Tout le monde s’est mis à faire du young adult, le marché est devenu très dense, tous les éditeurs vont sur ce créneau et la source se tarit. La façon d’acheter a changé : aujourd’hui, il faut se décider sur quelques pages, sur des livres à peine finis. Et nous n’avons pas l’assurance que ce qui s’est bien vendu aux Etats-Unis se vende en France", explique Natacha Derevitsky, directrice éditoriale de PKJ.
D’abord pensé comme une cible marketing, le young adult se construit aujourd’hui autour de caractéristiques romanesques communes : l’âge des protagonistes, en général entre 16 et 18 ans, au centre d’un récit dit de "transition", ou "de passage", avec une dimension narrative forte. "C’est quelque chose qu’on sent à la lecture d’un manuscrit, qu’on ne décrète pas. Il faut que ce soit immersif, qu’on puisse se projeter tout de suite", poursuit Natacha Derevitsky. "Dès la première ligne, l’adolescent doit pouvoir s’identifier. Les sujets peuvent être graves ou légers, mais il y a toujours des questionnements des personnages sur la société à venir." L’amour, bien sûr, fait partie des bouleversements en cours, particulièrement dans un ouvrage dont les ventes s’envolent en ce moment chez PKJ, Did I mention I love you de l’Ecossaise Estelle Maskame, "du After en soft".
Littérature-plaisir
Mais le mot "ado" est désormais banni. "C’est devenu un terme de pédopsychiatre, un peu comme si c’était une maladie", remarque Thierry Magnier, qui dirige le pôle jeunesse d’Actes Sud. "Avec le young adult, il y a un côté étudiant, ça permet aux grands adolescents et aux jeunes adultes de lire le même texte." Les éditeurs ont accompagné cette transformation neutralisant le côté "jeunesse" des collections. Pocket Jeunesse a été remplacé par PKJ, tandis que s’est développé le label Hachette Romans. "Cela limite l’éventuel obstacle du mot jeunesse et revendique la légitimité de la littérature qu’on publie", explique Cécile Térouanne. "Le young adult est d’abord un découpage éditorial, qui mélange des stratégies marketing correspondant à des transformations sociales", résume Matthieu Letourneux.
En librairie, cet entre-deux peut être déstabilisant. "On a sorti le rayon young adult de la jeunesse et on l’a rapproché du rayon adulte", explique Marianne Brechet, chef de projet à la Fnac, où les romans sont labellisés "à partir de 13 ans". "L’âge n’est plus une catégorie valable, estime de son côté Guillaume Bourain, qui vient d’ouvrir la librairie Les Rebelles ordinaires à La Rochelle. C’est une littérature qui parle à tout le monde, une littérature-plaisir.""Nous sommes passés de romans à vocation pédagogique à une sorte de cousin de la littérature générale très tournée vers la narration", analyse Tibo Bérard, directeur de la collection "Exprim’" chez Sarbacane, qui préfère parler de littérature ado-adulte.
Une narration en phase avec le rythme des séries à la télé ou des films d’action, qui nourrissent parallèlement l’imaginaire des lecteurs. Et si les éditeurs peuvent encore compter sur un lectorat qui aime lire sur papier et photographier sa bibliothèque pour les réseaux sociaux, il faut aussi tenir compte de l’écran en permanence dans leurs mains. "En quinze ans, ce qui a changé, c’est qu’avec les "millenials" ou "digital natives", on s’adresse directement à nos lecteurs, qui peuvent être en contact avec les auteurs", rappelle Cécile Térouanne. Des équipes de community managers se chargent d’alimenter le compte des réseaux sociaux des éditeurs, par exemple en proposant une image animée de la couverture d’un ouvrage, elle-même de plus en plus soignée (par exemple, celle réalisée à la main pour A la place du cœur d’Arnaud Cathrine, publié chez Robert Laffont). Les lecteurs sont fans, critiques, et parfois auteurs eux-mêmes : en France aussi, c’est sur la plateforme d’écriture participative Wattpad que l’on cherche de nouveaux talents, comme Morgane Bicail, repérée pour Phoneplay, dont l’ouvrage édité chez Michel Lafon s’est vendu à plus de 45 000 exemplaires (selon GFK), ou qu’est né Timide de Sarah Morant, vendu à près de 10 000 exemplaires chez Hachette Romans.
Plus généralement, la contraction du marché pourrait bien bénéficier aux auteurs français. Les éditeurs classiques du secteur estiment que c’est le moment de "prendre des risques". "C’est moins spectaculaire en termes de succès, mais ce sont des titres qui peuvent s’insérer pour longtemps dans un catalogue grâce au soutien des libraires", explique Marion Jablonski, directrice d’Albin Michel Jeunesse.
D’ailleurs, un nouveau prix va cette année récompenser la littérature francophone destinée aux plus de 13 ans, le prix Vendredi, créé à l’initiative du Syndicat national de l’édition. Il sera remis au mois d’octobre par un jury composé principalement de journalistes. Une bonne façon de légitimer le secteur. "Les jeunes n’ont pas cette logique de la reconnaissance par une entité extérieure, mais plus celle de leur propre cercle", nuance Glenn Tavennec, rappelant que les réactions du public adolescent gardent encore leur part de mystère.
Le young adult en chiffres
Littérature des écrans, du best-seller au blockbuster
Transmédiatique par essence, le genre young adult est dopé en librairie par les nombreuses sorties d’adaptations au cinéma ou en série télévisée.
On a du mal aujourd’hui à imaginer l’héroïne de la saga Hunger games autrement que sous les traits de l’actrice Jennifer Lawrence. C’est l’un des marqueurs du genre young adult : sa dimension transmédiatique. Leurs textes semblent destinés à prendre vie sur écran, qu’il soit petit ou grand. Au printemps, c’est la série 13 reasons why, adaptée du roman éponyme de Jay Asher, qui a fait exploser les compteurs de Netflix avec l’histoire d’Hannah, lycéenne qui, après son suicide, règle ses comptes avec ses anciens camarades de classe à travers une série de cassettes audio préalablement enregistrées. L’ouvrage avait fait une jolie performance en France, avec 25 000 exemplaires vendus depuis sa publication chez Albin Michel Jeunesse en 2010, mais on était loin des 2,5 millions d’exemplaires vendus aux Etats-Unis. L’adaptation l’a fait entrer dans une nouvelle dimension : 30 000 exemplaires d’une nouvelle édition viennent d’être tirés. "Quand l’audiovisuel est l’occasion de la révélation d’un texte, c’est une joie pour l’éditeur", se félicite Marion Jablonski, directrice d’Albin Michel Jeunesse, qui avait déjà pu mesurer l’effet cinéma sur la série d’ouvrages de Rick Riordan Percy Jackson. "Nous avons commencé à publier la série en 2006, et nous avons vendu environ 6 000 exemplaires de chacun des volumes. En 2010, le premier film est sorti, nous étions en train de publier le cinquième volume, et 500 000 volumes ont été vendus en un an."
Pas de recettes, que des miracles
L’effet peut parfois même traverser les frontières : Cécile Térouanne, directrice d’Hachette Romans "Black moon", a pu constater un effet sur les ventes en français de Before I fall : le dernier jour du reste de ma vie de Lauren Oliver, alors que le film n’est pour l’instant sorti qu’aux Etats-Unis, et pas encore en France. "L’effet film est patent sur la cible young adult, qui est extrêmement sensible aux images, ce public est tout le temps sur la Toile, au courant de ce qui sort", analyse-t-elle. Impossible, cependant, d’anticiper l’effet. "C’est difficile de chiffrer un rapport immédiat de la multiplication des ventes, cela peut aller du double au décuple, explique Eva Grynszpan, directrice de la fiction chez Nathan. Si les ventes de Divergente ont vraiment explosé après la sortie du film, le bouche-à-oreille avait déjà bien assuré le succès de Nos étoiles contraires avant son adaptation sur grand écran."
Avec un tel levier, nombreux sont ceux qui essaient de faire miroiter les options prises sur des textes pour en vendre les droits. Or, les habitués du secteur savent que peu de films aboutissent vraiment. "Le livre doit se tenir lui-même tout seul, le film est un bonus", constate Natacha Derevitsky, directrice éditoriale de PKJ. "Il n’y a pas de recette, que des miracles. C’est possible que le best-seller de demain soit déjà sorti mais sera révélé par un film", avance de son côté Glenn Tavennec chez Laffont, qui déplore "une victoire définitive de l’image sur le texte. Le texte est un support que l’image va venir confirmer ou infirmer."
Dimension transmédiatique
En France, s’il n’y a pas cette culture du blockbuster, la dimension transmédiatique imprègne de plus en plus le secteur. "On ne s’est jamais retrouvé à sélectionner un auteur parce qu’on s’est dit que ça ferait un bon film, rappelle Eva Grynszpan, mais on a développé des liens avec l’audiovisuel, on a même des auteurs qui y travaillent." Comme Antoine Jaunin et Romain Quirot, respectivement journaliste et réalisateur, et auteurs de Gary Cook, une dystopie française qui sera publiée au mois d’août chez Nathan. Son teaser vidéo, lui, sera alors déjà sorti sur Internet. Le film, qui dure moins de deux minutes, illustre de façon ambitieuse et soignée l’univers post-apocalyptique et aquatique du roman, dans les pas d’un groupe d’adolescents. Il a été tourné sur une plage de Normandie, avec un budget minime et un coup de main des amis. "Nous savons que les gens se nourrissent énormément d’images, nous nous sommes dit que c’était une porte d’entrée", avance le réalisateur, qui assure qu’il ne s’agit pas du "livre frustré d’un film qu’on ne pouvait pas faire, mais de la volonté de faire vivre leur univers de façon transmédiatique". De là à mettre une image sur une œuvre que le lecteur ne s’est pas encore appropriée ? "C’est une des images possibles, les choses ne sont pas forcément figées, ajoutent les deux auteurs. A la fin, la seule chose qui importe, c’est l’histoire."
Meilleurs ventes : de l’écran à l’écrit
Difficile de ne pas voir l’effet des écrans sur les ventes d’ouvrages à destination des adolescents. Parmi les 50 meilleures ventes, 20 titres ont été adaptés au cinéma ou en série télévisée, dont Hunger games ou Le labyrinthe chez Pocket Jeunesse, et trois ont pour auteurs des stars de YouTube (deux ouvrages pour EnjoyPhoenix alias Marie Lopez, et un pour Andy). Miss Peregrine et les enfants particuliers, le roman de Ransom Riggs adapté l’an dernier par Tim Burton au cinéma, fait carton plein, autant en poche (Le Livre de poche Jeunesse) qu’en grand format (Bayard). Avec une série Netflix dont la diffusion ne date que de fin mars, 13 reasons why (Albin Michel) fait une belle percée à la 22e place.
La série Les filles au chocolat de la Britannique Cathy Cassidy est l’autre constante du classement, avec 12 de ses chroniques sentimentales de jeunes adolescentes parmi les 50 meilleures ventes. Toujours en romance, Did I mention I love you ? d’Estelle Maskame se place 3e, suivi par One love : la suite de l’histoire de Maxence et Margot, qui relate les frasques sentimentales de son auteure, la Française Margot Malmaison, avec le chanteur Ma2x.