La nouvelle consolera sans doute un peu les libraires : le numérique tarde à décoller dans l’édition médicale. Alors que les éditeurs ont multiplié les initiatives depuis l’an dernier pour se doter d’applis pour smartphones et développer leurs plateformes numériques, les résultats se font attendre. Certes, certains acteurs revendiquent de bonnes ventes sur quelques applis phares destinées aux professionnels, mais ces dernières souffrent souvent d’une "durée de vie limitée", observe Fabienne Roulleaux, directrice de Lavoisier Médecine Sciences Publications. "Si nous voulons nous doter d’un catalogue d’applis, en plus d’en produire beaucoup, il faut surtout les mettre à jour régulièrement pour maintenir l’intérêt", estime-t-elle.
Lavoisier-Médecine Sciences Publications continue de jouer la carte digitale et prévoit de doubler le nombre de ses applis dans les prochains mois, pour atteindre un total d’une vingtaine de références. Mais chez Elsevier-Masson, la directrice du pôle acquisition livres, Manuela Boublil-Friedrich, est plus circonspecte : "Nous avons aujourd’hui une vingtaine d’applis, mais toutes n’ont pas trouvé leur public. Or, elles demandent un important investissement en temps et en argent. Le problème est le modèle économique : comment les faire connaître ?" se demande-t-elle. Si le Guide de thérapeutique ou le Dictionnaire médical ont trouvé leur public, la majorité des applis n’a pas atteint le seuil de rentabilité. La prudence sera donc de mise à moyen terme, prévient Manuela Boublil-Friedrich, qui préfère miser sur la complémentarité entre papier et digital plutôt que d’investir dans du contenu ex nihilo. "Nous sommes attentifs à réexploiter nos livres sous forme numérique. C’est une façon de faire connaître au plus grand nombre les ouvrages et, en plus, de pérenniser ces contenus." Elsevier-Masson a ainsi publié en mai la 2e édition d’Ophtalmologie en urgence, une parution qui a été accompagnée par la mise en ligne d’une application correspondante, mais vendue indépendamment du livre. "Nous observons plutôt des ventes complémentaires grâce aux applis. Guide de thérapeutique est sans doute celle qui a le plus marché, et nous n’avons pas constaté qu’elle se vendait au détriment du papier", ajoute Manuela Boublil-Friedrich.
L’offre numérique est plus récente chez John Libbey Eurotext (JLE) puisque la première appli, Atlas de proctologie, n’a été commercialisée qu’en avril. Une deuxième, consacrée aux scores en rhumatologie, est annoncée pour le courant de l’été, mais l’éditeur ne compte pas se lancer dans une production intensive. "Nous attendons déjà de voir comment va se comporter le marché du livre numérique, justifie Valérie Parroco, directrice éditoriale de JLE. On voit que ça frémit, le taux d’équipement en tablettes a beaucoup progressé, mais les ventes ne sont pas encore significatives. Concernant les applis, nous restons donc prudents."
Chez S-éditions, le cofondateur de la maison Arnaud Dupin est, lui aussi, revenu de son enthousiasme premier pour les applis. Hormis Urgences en 1 clic, aussi bien destinée à l’étudiant qu’à l’interne ou à l’urgentiste professionnel, et qui s’est vendue "à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires", la plupart des applis proposées par l’éditeur "n’ont pas dépassé les 200 ou 300 ventes". S-éditions, qui réalise l’essentiel de son activité sur le marché de l’enseignement avec des contenus traitant de l’ECN (examen classant national), avait fait le pari de convertir certains de ses ouvrages en applis. "Le manque de résultats est sans doute lié à un manque de visibilité, on voit que le bouche-à-oreille n’a pas fonctionné, estime Arnaud Dupin. Mais on voit aussi que les étudiants continuent d’utiliser le papier, que ce soit sous forme de livre ou de polycopié. Le programme est tellement important qu’ils ressentent toujours le besoin de surligner."
Examens sur tablettes…
Le potentiel de développement semble plus important pour les "serious games". Lavoisier-Médecine Sciences Publications, notamment, prévoit de lancer cette année "plusieurs centaines" de ces outils pédagogiques inspirés des jeux vidéo, selon Fabienne Roulleaux. Les premiers seront consacrés au thème de l’urgence avec des contenus d’entraînement en situation réelle aussi bien destinés aux étudiants à partir de la 3e ou de la 4e année qu’aux jeunes professionnels. "La partie R & D s’est achevée, nous entrons dans la phase de production. Un nom spécifique sera utilisé car "serious games" est une appellation générique qu’on trouve dans tous les domaines. Ce sera un produit vraiment différent, nous comptons sur un effet de masse."
Pour Manuela Boublil-Friedrich, "ce sont les plateformes qui incarnent le mieux l’avenir du numérique dans l’édition médicale". Elsevier-Masson en propose aujourd’hui deux aux professionnels, ClinicalKey et ScienceDirect, et une aux étudiants, E-ecn.com. Depuis janvier, la maison d’édition couple les ouvrages de la collection "Les référentiels des collèges" avec E-ecn.com. La formule fonctionne, puisque plusieurs titres se sont rapidement retrouvés en rupture de stock. Il faut dire que la réforme du programme de l’ECN, effective depuis la rentrée 2013, va bouleverser les pratiques. Les premiers étudiants qui passeront l’examen de l’ECN sur la base du nouveau programme, en 2016, le feront en effet… sur tablette. Ce mode d’examen permettra aux étudiants de se rapprocher de la pratique médicale et de se voir soumettre des questions évolutives en fonction de leurs réponses.
"Sur le plan du concours lui-même, c’est un énorme changement, reconnaît Brieuc Bénézet, directeur général d’Ellipses, qui, jusqu’à présent, a toujours repoussé le moment d’investir dans le numérique. L’éditeur a, cette fois, fait appel à la société E-Formed, spécialisée dans la formation médicale en ligne et dirigée par deux auteurs très proches d’Ellipses, pour proposer un dispositif adéquat aux étudiants. Celui-ci devrait être opérationnel pour la rentrée 2014, ou au plus tard au dernier trimestre. Une plateforme Internet et un système d’applis sont en préparation. Pour autant, Ellipses est loin de faire une croix sur le papier. "Avec cette réforme, on craignait que les professeurs se détournent du livre dans le cadre de leur enseignement, mais cela ne s’est pas produit, souligne Brieuc Bénézet. C’est important de continuer à proposer des livres car c’est un outil avec lequel les étudiants continuent de travailler énormément."
Historiquement positionné sur le seul marché professionnel, JLE doit, lui aussi, composer avec les réalités du marché étudiant depuis que Pradel a intégré son catalogue (voir encadré c-dessous). L’ancienne marque de Wolters Kluwer France comprend notamment la collection "ECN Med", qui a été très remaniée l’an dernier, avant le rachat de Pradel par JLE. "Nous réfléchissons à la façon dont nous allons orienter cette collection afin de répondre aux nouvelles attentes des étudiants qui passeront l’examen en 2016 sur tablette", confie Valérie Parroco. Chez Vernazobres-Grego (VG), autre acteur important du marché de l’ECN, la réforme du programme amène de même à une "remise en questions". "Nous n’étions pas en phase de développement numérique jusqu’à présent", reconnaît Patrick Bellaïche, le P-DG de la maison. Pour autant, si VG surveille le monde de l’apprentissage en ligne, aucun projet concret n’est encore lancé. L’éditeur continue surtout de s’appuyer sur sa collection "Médecine KB", au sein de laquelle plusieurs nouvelles éditions sont parues depuis la dernière rentrée.
… mais révisions sur papier
C’est tout le paradoxe de la réforme de l’ECN, et plus globalement de l’ensemble des études de médecine. Alors que les pratiques prennent un tour de plus en plus numérique, les étudiants restent de gros consommateurs de papier et assurent toujours le succès en librairie d’un grand nombre d’ouvrages. La collection "Comprendre par les dossiers" de S-éditions, par exemple, qui propose des cas cliniques dans le cadre de la préparation à l’ECN, est "très demandée", assure Arnaud Dupin. Dans le même temps, l’éditeur n’en développe pas moins une activité de conférences d’internat, sans que cela cannibalise les ventes papier.
En première année, Ellipses publie le 10 juin Total PACES en QCM (1), un gros livre d’entraînement qui propose des QCM pour les sept unités d’enseignement. "Cet ouvrage couvre le programme national de la PACES, il s’adresse à tous les étudiants de France, explique Brieuc Bénézet. Notre catalogue comprend déjà des ouvrages ciblés qui correspondent aux enseignements de chaque faculté. Avec cette nouvelle offre, nous sommes exhaustifs." A l’inverse, Elsevier-Masson réduit pour le moment la voilure en PACES et n’exclut pas de s’en retirer à terme. "Nous avons lancé des études en interne pour comprendre la prescription, comment sont organisés les enseignements dans les différentes facs", indique Manuela Boublil-Friedrich. En revanche, l’éditeur investit dans les années intermédiaires (2e et 3e), période moins anxiogène pour les étudiants et que les éditeurs ont généralement tendance à moins couvrir. Après deux titres parus à la rentrée 2013, Elsevier-Masson annonce quatre nouveautés supplémentaires en septembre. Chez Arnette, autre marque entrée dans le giron de JLE, la nouvelle édition du Guide de l’examen clinique (traduit de l’anglais), également destinée aux étudiants de 2e année, est annoncée pour juillet. "C’est un livre très illustré. Il existe sous deux formes : le grand format qui sort en juin et la version poche en fin d’année", détaille Valérie Parroco.
Sur le marché de l’ECN, Ellipses annonce une nouvelle collection, "Juste pour l’ECN", destinée aux étudiants qui passent une épreuve dont ils savent qu’ils ne la retrouveront pas dans la suite de leur cursus. "C’est vraiment le minimum pour réussir l’examen, cela correspond à la demande des élèves", explique Brieuc Bénézet. L’éditeur a également refondu la collection de cours "Réussir l’ECN" à l’occasion de la réforme, "avec plus de mises en forme et moins de texte au kilomètre".
Bonne résistance du livre professionnel
Sur le front de l’édition professionnelle, l’activité a été caractérisée par une certaine stabilité, avec quelques écarts importants selon les secteurs. En dentaire, notamment, CDP éditions affiche une croissance de 10 % qui repose aussi bien sur la vente des ouvrages haut de gamme de la collection "JPIO" que sur la collection intermédiaire "Guide clinique" et sur les petits "Mémento". Les ouvrages de cette dernière collection sont proposés avec des compléments vidéo en ligne. "Les "Mémento" permettent de suivre l’actualité scientifique. Ce sont des ouvrages rapides à faire et ils nous permettent de séduire les jeunes lecteurs, qui ont tendance à se tourner vers les supports numériques en raison de l’obsolescence rapide del’information", explique Emmanuelle Lionnet, directrice éditoriale. En "JPIO", le Manuel d’implantologie clinique figure ainsi parmi les long-sellers de CDP.
Ce sont souvent les gros ouvrages de référence qui dynamisent les résultats des éditeurs. Lavoisier-Médecine Sciences Publications a profité du succès de la 6e édition de l’Atlas d’anatomie générale de Johannes Sobotta ou de la 18e édition de Principes de médecine interne de T. R. Harrison pour consolider son chiffre d’affaires. D’ici à la fin de l’année, l’éditeur compte sur quelques titres "très attendus" comme sur l’imagerie du sein par Anne Tardivon ou bien la 3e édition de Psychopharmacologie essentielle de Stephen Stahl.
JLE a tiré son épingle du jeu grâce à des titres bien connus dans les secteurs de la cancérologie, de la psychiatrie ou de l’hématologie, et table sur une production forte pour maintenir la tendance. Sous la marque Doin, Pédiatrie ambulatoire vient de paraître et JLE annonce pour septembre Prise en charge thérapeutique ciblant les anomalies moléculaires des cancers, sous l’égide de la Société française du cancer.
Chez Elsevier-Masson, l’activité a été portée par la publication de quelques importantes nouvelles éditions, telles qu’Imagerie musculosquelettique d’Anne Cotten. Le 18 juin paraît Guide de thérapeutique 2015. Elsevier-Masson annonce également Dermatologie infectieuse, rédigé par la sommité de la spécialité, Mourad Mokni. "Pour ces ouvrages à forte valeur ajoutée, il y a toujours de la demande et les libraires nous suivent", se félicite Manuela Boublil-Friedrich. Ce qui n’empêche pas l’ensemble des éditeurs de pratiquer des prix de lancement. "C’est important de le faire pour les ouvrages chers, confirme la directrice du pôle acquisition d’Elsevier-Masson. Cela crée un appel d’air qui permet au libraire de communiquer auprès du public concerné, surtout en période de congrès, à un moment où les spécialistes sont plus en alerte."
Quant à Maloine, qui n’a pas souhaité répondre à nos questions pour ce dossier, il publie toujours une cinquantaine de nouveautés par an et s’appuie sur ses best-sellers comme le Dictionnaire illustré des termes de médecine de Marcel Garnier et Jacques Delamare, ou le Guide pratique des médicaments de Philippe Dorosz. Enfin, paraîtra le 20 mai la 5e édition du Manuel Merck, somme de 4 000 pages traduites de l’américain, qui aborde le mécanisme et la cause, les symptômes, le diagnostic, le traitement et la prévention de plus de 2 000 maladies et troubles.
(1) PACES : première année commune des études de santé (ex-L1).
La médecine en chiffres
Un marché paramédical très convoité
En dépit du poids croissant du marché de l’occasion, le segment des soins infirmiers demeure dynamique et suscite une vive concurrence éditoriale.
Riche d’un vivier de 30 000 étudiants, le marché des instituts de formation en soins infirmiers (Ifsi) mobilise les éditeurs et suscite une abondante production. Pourtant, "2013 a été une année difficile pour les études infirmières", relève Manuela Boublil-Friedrich, directrice du pôle acquisition livres chez Elsevier-Masson, qui pointe notamment l’impact d’un marché de l’occasion très vivace. "Le secteur infirmier se porte moins bien. Nous avons constaté une baisse de 8 à 10 % de l’activité", confirme Thierry Lavigne, président d’Initiatives santé, la société qui, dans le paramédical, détient les éditions Lamarre.
Une offre renouvelée
Chez Foucher, cependant, le P-DG, Olivier Jaoui, revendique une "progression forte" sur le diplôme d’Etat d’infirmier (DEI), en particulier sur le créneau de la révision grâce à la collection "Tout le semestre". Vernazobres-Grego dresse un bilan "plutôt positif" de l’année écoulée, selon son P-DG, Patrick Bellaïche, qui annonce de "nouvelles collections" à court ou à moyen terme. Et Elsevier-Masson, leader sur ce segment, a tout de même enregistré quelques bons résultats avec notamment le Méga mémo Ifsi, paru en septembre et qui couvre en un seul volume de 1 600 pages, vendu 42 euros, tous les enseignements des domaines 1 à 4 abordés au cours des trois années d’études. Sur ce créneau, l’éditeur sera concurrencé à la rentrée par Foucher et son coffret Tout le DEI, qui couvre l’intégralité du programme dans un positionnement de prix identique, mais avec un volume par année. Installé depuis 2010 sur le marché des Ifsi, Foucher poursuit son offensive à la rentrée avec Tout sur l’UE 4, dont il a distribué 500 exemplaires à l’occasion du congrès des professeurs de DEI, en mai. "Nous récupérons les coordonnées des prescripteurs à qui nous remettons les ouvrages ; notre objectif est de nous imposer sur le marché des pratiques professionnelles", indique Olivier Jaoui. Foucher publie également une nouveauté dédiée au calcul de doses et organise pour l’occasion une opération de prime à l’achat. Les étudiants qui achèteront l’ouvrage se verront remettre un outil professionnel par leur libraire.
Cibler les bacheliers
Si Elsevier-Masson tente d’enrayer le marché de l’occasion en couplant ses ouvrages papier avec son site www.pratique-infirmiere.com - "un code à gratter est inséré dans les livres. Dès lors qu’il a été utilisé, c’est beaucoup plus compliqué de le revendre", souligne Manuela Boublil-Friedrich -, l’éditeur annonce aussi une nouvelle collection d’ouvrages d’entraînement intitulée "Validez tout votre semestre". Trois premiers titres paraîtront à la rentrée. Elsevier-Masson se positionne aussi sur la cible des bacheliers issus de la nouvelle filière accompagnement soins et services à la personne (ASSP) et présentant le diplôme d’aide-soignant-auxiliaire de puériculture (AS-AP). "En raison des épreuves qu’ils ont déjà passées au bac, ils sont dispensés de certains modules, décrypte Manuela Boublil-Friedrich. Nous leur proposons à partir de la rentrée un guide couvrant leurs seuls modules obligatoires." Pour la première fois à la rentrée, l’éditeur publiera également une édition millésimée 2015-2016 de son best-seller, Guide pratique de l’infirmière.
De son côté, Lamarre capitalise sur la notoriété de sa collection "Lamarre concours", qui vise aussi bien les aspirants infirmiers que les aides-soignants et les auxiliaires de puériculture (AS-AP). L’éditeur annonce pour septembre la 4e édition de 1 000 tests d’aptitude au concours infirmier et s’appuie aussi sur les bonnes performances de la petite série à spirale "Mémo". Celle-ci était produite en coédition avec Arnette avant la cession du pôle santé de Wolters Kluwer (voir p. 56). Elle sera dorénavant publiée sous la seule marque Lamarre.