Les signes avant-coureurs de l'an dernier se confirment. La réforme de l'organisation des études médicales, qui a instauré en 2010 la première année aux études de santé (PAES), est une déception pour les éditeurs spécialisés. "L'effondrement des ventes est catastrophique en première année, on n'écoule quasiment plus aucun livre, s'alarme Marthe Toledo, libraire chez Privat, à Toulouse. Les étudiants se contentent d'une anatomie et parfois de quelques ouvrages de révision, mais presque plus de livres de cours.""Le marché a été très perturbé par la réforme, nous avons été déçus par la performance de nos titres, y compris ceux qui équivalent en contenu aux ouvrages d'avant la réforme", concède Marc Sayag, directeur du pôle universitaire chez Elsevier-Masson. Brieuc Bénézet, directeur éditorial chez Ellipses, se montre plus sibyllin : "On a observé une course à l'échalote entre les éditeurs après la réforme, on revient aujourd'hui à un marché plus modéré."
La déconvenue est à la hauteur des moyens engagés l'an dernier pour la mise à jour par rapport aux nouveaux programmes ; elle s'expliquerait aussi par la semestrialisation des programmes et la durée de vie trop brève des manuels de cours. "On l'interprète comme ça d'après nos remontées sur le terrain, auprès des étudiants. Les cours sont découpés en deux semestres, avec à chaque fois un examen qui scinde l'année. Ils ont très peu de temps pour se préparer, réviser et s'entraîner. Du coup, ils investissent beaucoup moins dans des livres de fond", analyse Marc Sayag.
DISPARITÉS
Pour certains éditeurs, le marché des premières années ne présente ainsi plus guère d'intérêt. "Même si le programme est théoriquement le même dans toute la France, il existe en réalité d'importantes disparités entre les enseignements dans chaque faculté et il est impossible de publier des ouvrages qui conviennent à tout le monde", décrypte Arnaud Dupin, chez S-Editions. L'écueil est aussi remarqué chez Elsevier-Masson. "Certains éditeurs misent sur la prescription par les professeurs pour faire le plein dans une fac, mais ce n'est pas notre politique, explique Marc Sayag. Nous nous efforçons de proposer des manuels couvrant l'étendue du programme, mais on constate indéniablement de meilleures ventes dans les facs où enseignent les auteurs."«Ajoutez à cela la consommation massive de polycopiés par les étudiants, et vous vous rendez compte qu'il devient presque impossible d'obtenir de bons résultats auprès des premières années", renchérit Arnaud Dupin. S-Editions a pour cette raison choisi d'ignorer la PAES pour se concentrer sur le marché plus porteur de la préparation à l'examen classant national (ECN) qui sanctionne la sixième année d'études et l'entrée en internat.
LE CRÉNEAU DES RÉVISIONS
Le créneau des révisions et des QCM en première année semble pourtant conserver une certaine attractivité. Témoins, Vernazobres Grego ou encore Foucher, arrivé pour la première fois cette année sur le marché de la PAES avec quatre ouvrages de QCM, sur la biologie moléculaire, la biologie cellulaire, la physique et la biochimie. "Nous proposons des QCM qui ouvrent la révision sur l'intégralité du programme avec plusieurs niveaux de difficulté, puis des QCM transversaux qui permettent de réinvestir de manière transversale les cours, et enfin des concours blancs. Il y a donc trois parties dans chaque ouvrage. Notre atout est que tous les corrigés sont commentés, c'est l'équivalent d'un mémo qui permet de réviser ses connaissances », explique Marylise Vérité, responsable de l'enseignement supérieur chez Foucher. Pour ce ballon d'essai, l'éditeur avait engagé une importante campagne de promotion en distribuant des flyers aux étudiants dans une quarantaine d'universités. L'opération sera renouvelée à l'automne pour la prochaine rentrée afin d'accompagner la parution de quatre nouveaux QCM. «Nous sommes nouveaux sur ce marché, il est important de se faire connaître des étudiants en première année qui ne connaissent pas les éditeurs médicaux quand ils démarrent leurs études", souligne Olivier Jaoui, le P-DG de Foucher.
OUVRAGES DE RÉFÉRENCE
Outre les livres de révision, les ouvrages de référence, comme Atlas d'anatomie humaine de Frank Henry Netter >et le Gray's anatomie d'Elsevier-Masson, Cours de biologie cellulaire de Pierre Cau chez Ellipses et, dans une moindre mesure (car vendu plus cher), Atlas d'anatomie humaine de Johannes Sobotta chez EM-Inter-Lavoisier continuent également de stimuler les ventes. "Nous écoulons près de 10 000 Netter par an », affirme Marc Sayag. Le même chiffre est avancé par Ellipses pour le Cours de biologie cellulaire, "mais ces chiffres ne sont pas du tout représentatifs des volumes de vente moyens, plutôt situés autour de 1 000 exemplaires par titre", précise Brieuc Bénézet.
Si le marché de la PAES, historiquement dominé par Elsevier-Masson, Ellipses et Vernazobres Grego, est aujourd'hui d'une santé chancelante, la situation est heureusement inverse en ce qui concerne la préparation à l'ECN. «A partir de la quatrième année, et jusqu'à la sixième année, les étudiants préparent l'ECN. Ils choisissent l'internat de leur choix en fonction de leurs résultats. Il est donc primordial pour eux d'obtenir de bonnes notes et ils n'hésitent pas à investir dans les livres pour réussir l'examen", explique Marc Sayag. Le résultat en librairie, ce sont des titres qui s'écoulent "par centaines".
"L'ECN continue de nous offrir d'excellentes ventes", témoigne la libraire Marthe Toledo, à Toulouse. Aux abrégés Elsevier-Masson rédigés par les collèges d'enseignants de chaque spécialité, et qui restent la référence pour les professeurs prescripteurs, les éditions Vernazobre Grego répondent par des ouvrages de résumés et des fiches de révision que "s'arrachent littéralement les étudiants", selon Isabelle Harchi, responsable du rayon médecine de la librairie Mollat, à Bordeaux. Ellipses, qui détient les seuls collèges de néphrologie et d'urologie, vient de réagir en publiant au début de mai sa collection "Cap ECN", petits livres de révision calibrés pour le bachotage. "Il s'agit d'ouvrages de poche que l'étudiant peut emmener partout avec lui, centrés sur les points essentiels à réviser en complément des cours et tirés à 3 000 exemplaires", indique Brieuc Bénézet.
Ellipses enfonce le clou avec une seconde collection de petits formats intitulée "QROC" (questions-réponses ouvertes de cours), parue fin mai et destinée à l'entraînement rapide des étudiants. "L'arrivée d'Ellipses sur ces formats courts va sans doute redistribuer les cartes d'un marché aujourd'hui dominé par Vernazobre Grego sur lequel Elsevier-Masson accuse un léger recul et où S-Editions bénéficie aussi d'une bonne cote auprès des étudiants avec ses ouvrages de mots clés et ses petits livres rouges", juge, à la librairie Mollat, Isabelle Harchi.
VECTEUR DE CROISSANCE
Tout aussi dynamique, le paramédical constitue un vecteur de croissance apprécié des éditeurs. Le leader Elsevier-Masson voit ses parts de marché attaquées par des éditeurs comme Foucher, qui revendique une augmentation cumulée de ses résultats de 40 % en 2010 et 2011, avec des volumes de vente pouvant atteindre 7 000 à 8 000 exemplaires dans les principales filières. "Si on s'en tient au rythme des courbes actuelles, nous serons leader d'ici à 2014", avance Olivier Jaoui. Elsevier-Masson annonce quant à lui le renouvellement en cours de ses collections et maintient ses positions dans certaines filières : "Nous sommes à plus de 60 % de parts de marché sur les concours d'infirmier et d'aide-soignante auxiliaire de puériculture", souligne Marc Sayag.
Le secteur paramédical représente également 25 % de l'activité de S-Editions, qui a notamment réalisé l'une de ses meilleures ventes avec L'ambulancier diplômé d'Etat, vendu chaque année entre 3 000 et 4 000 unités. "Ce livre est destiné à la formation, mais il est également très apprécié des professionnels, ce qui explique ses bonnes performances en librairie", commente Arnaud Dupin.
L'édition médicale à destination des professionnels, toujours ultra-dominée par Elsevier-Masson, connaît de son côté une année globalement plus stable, voire en léger recul, avec toutefois quelques embellies. Lavoisier continue notamment d'augmenter le nombre de ses nouvelles parutions depuis son rachat du fonds Médecine-Sciences Flammarion en 2009. Après une quarantaine de nouveautés en 2011, l'éditeur annonce la publication de 50 titres supplémentaires en 2012. "La croissance régulière de notre production nous a amenés à doubler nos équipes en médecine", se félicite Emmanuel Leclerc, directeur éditorial. Lavoisier a notamment publié Rétine au début de mai. Ce coffret de 8 volumes à destination des ophtalmologues est tiré à 1 800 exemplaires et vendu 360 euros. Avec 3 500 exemplaires écoulées, la 3e édition de L'essentiel de la biologie cellulaire constitue l'une des meilleures ventes de Lavoisier.
THÉMATIQUES PORTEUSES
John Libbey Eurotext revendique un "bilan conforme aux attentes et une année traditionnelle quant à la production d'ouvrages", selon Valérie Parroco, la directrice éditoriale. Les collections de cancérologie et d'hématologie ont bien fonctionné. "Il s'agit de tirages compris entre 1 000 et 2 000 exemplaires. Nous parlons de petits marchés", précise Valérie Parroco. Chez Springer, les thématiques porteuses sont celles qui comptent le plus de pratiquants, telles que l'imagerie, la radiologie ou l'ophtalmologie. "Le catalogue français se développe surtout sur ces disciplines, mais nous traduisons aussi quelques ouvrages de l'anglais", indique Nathalie Huilleret, responsable éditoriale. Springer traduit par exemple pour le mois de juillet Grippe aviaire et maladie de Newcastle, ouvrage de référence en la matière. L'éditeur signale également les bons résultats de sa collection "Médecines d'Asie", lancée il y a cinq ans et riche d'une dizaine de titres. "On ne s'attendait pas au succès car il ne s'agit pas de notre coeur de cible. » En librairie, l'engouement pour les médecines orientales est également suivi de près. "Elsevier-Masson est présent sur ce créneau, constate Isabelle Harchi, chez Mollat. Nous allons développer notre rayon car on observe une forte demande de la clientèle sur ces ouvrages. »
Le secteur en chiffres
L'ÉDUCATION THÉRAPEUTIQUE FAIT VENDRE
Les éditeurs médicaux n'oublient pas le grand public. John Libbey Eurotext réalise ses meilleures ventes dans la collection "Guides pratiques de l'aidant" avec un ouvrage sur la maladie d'Alzheimer. "Nous en avons écoulé 3 000 exemplaires depuis la parution en septembre 2011, c'est beaucoup pour nous", indique Valérie Parroco, directrice éditoriale. L'éditeur spécialisé compte poursuivre dans cette voie avec un nouveau titre sur la maladie de Parkinson.
Dans la même veine, Frison-Roche développe des ouvrages de santé préventive destinés au plus grand nombre. "Aujourd'hui, nous voulons responsabiliser le patient. Les progrès ne sont pas tant à faire du côté du médecin ou des médicaments que du côté du malade. Des tentatives de programmes auprès des médecins sont donc menées pour qu'ils sensibilisent les patients à ces enjeux, et les éditeurs ont un rôle à y jouer", analyse Dominique Frison-Roche, le président fondateur.
Lavoisier est également présent sur le créneau avec sa collection "Cahiers de Saint-Anne", à destination des personnels soignants des hôpitaux psychiatriques, et des ouvrages comme L'accueil familial thérapeutique pour adulte et Santé mentale et précarité. Un volume sur l'autisme est annoncé pour juin.
Les ouvrages de société ne sont pas davantage exclus. Springer a notamment publié cette année Santé, égalité, solidarité : des propositions pour humaniser la santé, et des ouvrages sur le numerus clausus ou le burn-out. Si les tirages sont plus élevés que pour les titres professionnels, l'éditeur s'appuie néanmoins beaucoup sur l'impression à la demande. De son côté, Lavoisier a publié en mars Chroniques d'un anesthésiste. "C'est le premier d'une série atypique. Le concept sera étendu aux médecins généralistes et aux psychothérapeutes", indique Emmanuel Leclerc, le directeur éditorial.
"L'édition scientifique a besoin d'un Web intelligent"
Dominique Frison-Roche, fondateur des éditions du même nom, plaide pour une mobilisation des pouvoirs publics en faveur des éditeurs spécialisés.
Pour le fondateur des éditions Frison-Roche, Dominique Frison-Roche, le passage au numérique peut difficilement être assumé par les seuls acteurs du secteur. "La part de l'édition médicale, et plus généralement des ouvrages scientifiques et techniques, dans l'édition globale est faible ; nous n'intéressons que peu les pouvoirs publics, et le passage au numérique est insuffisamment accompagné, estime-t-il. Aujourd'hui, les regards sont focalisés sur l'édition majoritaire, à savoir la conversion d'un roman papier en roman numérique. Le problème de l'édition scientifique est qu'elle a besoin d'un Web intelligent. Le lecteur veut pouvoir interroger son livre numérique et ne pas se contenter d'une lecture linéaire. Cela implique la mise en place de programmes qui sont excessivement coûteux et cet aspect a été trop peu pris en compte par les pouvoirs publics." Pour l'éditeur médical indépendant, ces derniers "doivent pourtant comprendre que même si nous représentons un petit secteur, celui-ci est très demandeur en investissements".
Quelles solutions peuvent être mises en oeuvre pour accélérer le développement numérique de l'édition médicale ? Dominique Frison-Roche poursuit : "On pourrait imaginer le regroupement des éditeurs médicaux au sein d'un pool numérique regroupant les savoir-faire et les connaissances sur une plateforme commune ouverte au plus grand nombre. Le nouveau ministère de la Culture devrait aussi fédérer les éditeurs secteur par secteur, pas seulement en médecine, pour aider à la mise en place de ces structures."
Les éditions Frison-Roche sont elles-mêmes à l'origine du site Cardio-log.com, inauguré l'an dernier. Cette plateforme vise à répondre aux questionnements des médecins dans le cadre de leur pratique professionnelle, mais l'expérience conserve une valeur de test
en attendant de générer des revenus. "C'est un premier pas, mais son modèle économique reste à définir, précise Dominique Frison-Roche. Nous avons un millier d'abonnés gratuits, c'est un complément de l'offre papier, et l'enjeu pour nous est maintenant de convertir le trafic en revenus", détaille l'éditeur. Déjà accessible en français et en anglais, le site sera traduit en allemand d'ici à la fin de l'année.
Vive les apps !
De plus en plus nombreuses en médecine, les applications pour smartphones révèlent un potentiel supérieur aux livres numérisés, qui n'apportent guère de plus-value par rapport aux livres imprimés.
Pour l'édition médicale professionnelle, le passage au numérique n'est plus une vue de l'esprit. Mais si les acteurs sont de plus en plus nombreux à développer des solutions parfois complètement distinctes de leurs ouvrages papier, les perspectives restent limitées par la taille du marché. "Le numérique représenterait 2 % du chiffre d'affaires de l'ensemble des éditeurs ; chez nous, ça reste moitié moins. Les médecins n'ont pas envie de retrouver un contenu identique sur tablette, car la consultation est plus rapide sur papier. Le contenu proposé en version numérique doit apporter une vraie plus-value pour avoir une chance de trouver son public », estime Emmanuel Leclerc, directeur éditorial chez Lavoisier. Du coup, l'éditeur a notamment développé une application dérivée de la Petite encyclopédie médicale Hamburger, héritée du fonds Médecine Sciences Flammarion (racheté en 2009). "Nous avons publié la 20e édition papier l'an dernier, qui s'est écoulée à un petit millier d'exemplaires. En numérique, deux ou trois versions PDF seulement ont été vendues, mais l'application a été téléchargée par près de 2 000 personnes".
Commercialisée 29,99 euros sur l'App Store (contre 95 euros pour l'édition papier), l'application Hamburger constitue la première véritable transposition par Lavoisier d'un contenu scientifique qui soit pensé pour le numérique. Trois autres applications, dont une création originale, sont en cours de développement et devraient être commercialisées d'ici au début de l'été. De la même façon, John Libbey Eurotext prépare pour novembre prochain deux atlas sur smartphone et iPad avec de l'imagerie. "Il s'agit à chaque fois de créations originales, nous ne nous inspirons d'aucun livre existant", souligne Valérie Parroco, directrice éditoriale. Plus anciennement, S-Editions a lancé dès avril 2011 une application à destination des urgentistes. Cette création ex nihilo dans le secteur paramédical a trouvé 3 000 clients, essentiellement grâce au bouche-à-oreille
ETROITEMENT COMPLÉMENTAIRES
De son côté, Springer ouvre cette année l'accès de ses ouvrages numérisés en anglais à ses clients finaux, et plus seulement aux institutions et bibliothèques universitaires. "Le contenu est homothétique et commercialisé à 80 % du prix du papier », précise Nathalie Huilleret, responsable éditoriale. Springer annonce également la mise en ligne de la collection "Springer Book Archives", qui permettra à terme d'accéder aux versions numérisées des près de 100 000 titres parus depuis 1842.
Enfin, Wolters Kluwer revendique le lancement de 94 ouvrages santé en ebooks depuis juillet 2011, sous les marques Arnette, Doin, Pradel, Lamarre, CDP et Pro-Officina. "Nos contenus doivent être valorisés sur tous les supports utiles. Papier et numérique sont étroitement complémentaires pour les professionnels », explique Thierry Lavigne, directeur de l'infocentre Santé humaine. Accessibles au format ePub, les ebooks Wolters Kluwer sont lisibles sur tous types de terminaux (ordinateurs, tablettes, smartphones, liseuses...) et sont, pour certains d'entre eux, enrichis en vidéos. L'éditeur enregistre toutefois un démarrage assez lent de ses ventes d'ebooks. "On attend le décollage du marché avec un décalage de plusieurs mois par rapport aux Etats-Unis. Mais l'important pour nous était de nous positionner en amont sur un marché appelé à se développer », poursuit Thierry Lavigne.
Le potentiel de croissance du numérique apparaît ainsi encore limité pour les professionnels de l'édition médicale. "Il est plus intéressant aujourd'hui de développer des applis sur des marchés plus larges, car la médecine reste une niche", estime Arnaud Dupin. Pour Dominique Frison-Roche, la solution passe par une mutualisation des moyens au sein de l'édition médicale et la création de plateformes interactives répondant aux attentes des professionnels.