Bande dessinée

Dossier bande dessinée : la diversification paye

Le Festival de la bande dessinée d'Angoulême 2015. - Photo Olivier Dion

Dossier bande dessinée : la diversification paye

Malgré les aléas de la conjoncture et une érosion des ventes des blockbusters traditionnels, hors Astérix, le marché de la bande dessinée continue de croître grâce à l'extension de son domaine, du documentaire aux adaptations, à la jeunesse et au roman graphique, tandis que le manga affiche une santé insolente. Etat des lieux à la veille du Festival d'Angoulême, du 30 janvier au 2 février. 

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Par Benjamin Roure
Créé le 24.01.2020 à 10h42

L'année 2019 avait commencé avec des gilets jaunes, elle s'est conclue avec des grèves. Mais entre-temps, il y eut un nouvel Astérix et quelques best-sellers, qui ont fait oublier aux libraires les week-ends chaotiques. L'année BD s'est ainsi achevée une nouvelle fois sur une note positive, portée par La Fille de Vercingétorix mais aussi par un marché du manga en forme olympique et des albums qui, s'ils ne sont plus les blockbusters d'autrefois, dynamisent un rayon toujours créatif. Futuropolis et son directeur Frédéric Schwamberger illustrent cette prise de risque payante : « Le succès du Voyage de Marcel Grob, paru à l'automne 2018, s'est poursuivi avec 35 000 exemplaires écoulés en 2019, pour atteindre 110 000 ventes. » Un succès surprise, qui pourrait être poursuivi par le nouveau livre de Philippe Collin et Sébastien Goethals, en mai.

Benoît Pollet, directeur général de Dargaud- Photo OLIVIER DION

Faire exister le fonds

Glénat, outre Titeuf et ses 140 000 exemplaires écoulés - bien loin toutefois des sommets atteints il y a une dizaine d'années -, se targue aussi d'une « année record, avec +22 % en mangas et presque +13 % en BD », selon son directeur marketing, Lionel Arnaud. « Et ce n'est pas attribuable à un blockbuster », ajoute-t-il, puisque dans son top 5 se hisse un roman graphique d'un jeune auteur - Le Patient de Timothé Le Boucher - et le retour d'une héroïne des années 1990, Sœur Marie-Thérèse. Le travail sur le fonds, autour des 50 ans de la maison, a donc payé.

Directrice générale du groupe Delcourt-Soleil - Anne-France Hubau - Delcourt- Photo OLIVIER DION

La question de la mise en avant d'un catalogue pléthorique taraude aussi Dargaud. Pour 2019, l'éditeur a soutenu les nouveautés du rayon science-fiction (Soon, Mécanique céleste, L'Humain...) au sein d'un mini-catalogue dédié. « Cette labellisation doit mieux exprimer la diversité du catalogue généraliste de Dargaud, explique Benoît Pollet, directeur général. Nous le ferons sur la jeunesse cette année, en regroupant dans une communication spécifique des titres d'une même expression éditoriale - nouveautés et fonds. Nous devons labelliser et organiser notre production pour que tous comprennent où nous voulons aller. » Afin de mieux guider lecteurs et libraires submergés par l'offre, Dargaud refondra aussi son site web.

Moïse Kissous, fondateur de Jungle et du groupe Steinkis- Photo OLIVIER DION

L'obsession du fonds se retrouve un peu partout, notamment chez Jungle, qui abandonne progressivement les juteuses mais périssables licences pour les créations originales, plus durables en cas de succès. « Notre chiffre d'affaires sur le fonds commence à être significatif, nos séries et collections s'implantent, se réjouit Moïse Kissous, fondateur de Jungle et du groupe Steinkis. Nos livres sont repérés pour des prix, et nous avons cédé les droits de trois séries pour des adaptations audiovisuelles : 2019 marque ainsi le début d'une reconnaissance. »

Lionel Arnaud - Glénat- Photo OLIVIER DION

Satisfaction également chez Rue de Sèvres, éditeur né voilà six ans de la solide maison mère L'Ecole des loisirs. « Chacune de nos 35 nouveautés annuelles a vocation à devenir un titre de fonds, résume Louis Delas, son directeur général. Aujourd'hui, près de 40 % du chiffre d'affaires de Rue de Sèvres est réalisé sur le fonds. » Mais, sur la durée, la mission est compliquée. Chez Futuropolis, Frédéric Schwamberger s'en inquiète : « La plus grande difficulté est de maintenir un fonds en librairie alors que nos livres s'inscrivent sur la durée, à l'image de ceux de Davodeau et Lepage, s'inquiète Frédéric Schwamberger. Nos nouveautés se sont bien comportées cette année, mais le fonds, lui, a régressé. Quand on ne sort que 40 ouvrages par an, cela devient un sujet très important. »

La manne de l'adaptation

Car dans un marché qui produit plus de 500 nouveautés et nouvelles éditions par an, mangas inclus (voit p. 56), l'effet nouveautés demeure incontournable. Le groupe Delcourt-Soleil a réussi son coup avec Happy Sex 2 et surtout Les Indes fourbes, « au-delà même des espérances, confie Anne-France Hubau, sa directrice générale. Nous avons aussi vu émerger des succès du côté de la BD documentaire, en coédition avec La Revue dessinée : Sarkozy-Kadhafi, des billets et des bombes et Algues vertes, l'histoire interdite atteignent 30 000 ventes chacune. » Poursuivant sa diversification, Delcourt agrandit sa ligne de littérature vers la narrative non-fiction, avec le récent rachat des éditions Marchialy. Ce qui n'est pas incompatible avec l'activité BD. « L'idée est de bâtir des passerelles entre les deux mondes, reprend Anne-France Hubau. Il existe une forte appétence des auteurs, pour aller de l'un à l'autre, pour des adaptations ou des projets mêlant littérature et bande dessinée. »

L'adaptation littéraire, valeur sûre du 9e art... Sarbacane ne dira pas le contraire avec le succès de Dans la forêt d'après Jean Hegland, ou l'attendu nouvel album d'Alex W. Inker, Un travail comme un autre d'après Virginia Reeves. Rue de Sèvres en a aussi fait un de ses piliers, en s'appuyant sur le catalogue de l'Ecole des loisirs, sur les romans de Pierre Lemaitre ou Sorj Chalandon. « Mais il y a quelques règles à respecter, prévient Louis Delas. Il faut notamment que l'auteur de BD se réapproprie le roman, et donc que le romancier l'accepte. » Ce sera presque le cas de Sacrées sorcières de Pénélope Bagieu, chez Gallimard, première adaptation en bande dessinée d'une œuvre de Roald Dahl, accueillie avec bienveillance par ses ayants droit. « Chez Gallimard, on n'entre pas dans la logique d'adapter systématiquement les best-sellers du catalogue, explique Thierry Laroche, éditeur responsable de Gallimard BD. Si nos auteurs souhaitent s'emparer de tel ou tel roman, c'est différent. Il faut que la rencontre ait du sens. »

Pour son retour sur la scène BD, Albin Michel va proposer quatre adaptations sur ses cinq lancements de l'année. Et pas des moindres : Les Croix de bois d'après Roland Dorgelès, Je sais cuisiner d'après Ginette Mathiot - « un vrai livre de recettes, pas à pas, en BD ! » s'enthousiasme son éditeur, Martin Zeller -, Vernon Subutex, « par le très rock duo Luz-Despentes, qui a vraiment réécrit à quatre mains », et Sapiens, par David Vandermeulen et Daniel Casanave, en quatre tomes d'après le best-seller Une brève histoire de l'humanité. Gros lancements attendus aussi pour Steinkis à la fin 2020, avec « la création d'un label en joint-venture avec Editis, pour des adaptations de best-sellers du groupe ».

Les bonnes surprises de la BD jeunesse

Sans doute faut-il dégainer l'artillerie lourde pour lancer aujourd'hui une collection et émerger dans un environnement encombré. Ainsi, certaines initiatives récentes ont déçu. « La Petite Bédéthèque des savoirs est en suspens, car David Vandermeulen se concentre sur ses activités d'auteur, annonce Gauthier Van Meerbeeck, directeur éditorial du Lombard, qui ne cache pas que les résultats de cette collection de vulgarisation ont été fluctuants. Nous continuerons toutefois à produire des albums pédagogiques, mais hors collection. » Suspendu aussi, Warum, du groupe Steinkis. « Certains titres du fonds sont des long-sellers, mais nous suspendons les nouveautés faute de résultats depuis deux ans », assume Moïse Kissous. Exit également Paperback, éphémère ligne de comics chez Casterman, qui va, par ailleurs, « faire évoluer la collection Sociorama en 2021, à raison d'une ou deux sorties par an, avec une plus forte pagination », indique sa P-DG, Charlotte Gallimard.

Le groupe Bamboo, de son côté, doit gérer ses chantiers d'extension, avec le rachat de Fluide Glacial et le lancement du label Drakoo avec Christophe Arleston. « Sur Fluide Glacial, je me donne 2020-2021 pour reconstruire, lâche Olivier Sulpice, P-DG de Bamboo, déçu des retours importants de certaines nouveautés. On veut des gens qui vibrent, qui ont envie d'y aller à fond pour Fluide... Le succès de Faut pas prendre les cons pour des gens peut nous aider. Et la diffusion désormais gérée en interne doit nous permettre de mieux calibrer nos mises en place. Comme pour Drakoo, qui a connu de belles mises en place de ses trois premiers titres mais dont les écoulements sont un peu plus durs... »

Heureusement, à l'image des Sisters, série phare de Bamboo, la bande dessinée jeunesse semble tirer plus d'un catalogue vers le haut. « Notre plus gros succès est désormais Les Enfants de la résistance », se réjouit Gauthier Van Meerbeeck au Lombard, pourtant éditeur d'un certain Thorgal. Chez Casterman, on s'emballe pour La Guerre des Lulus, mais aussi pour une collection pédagogique plus discrète. « L'intégrale de L'Histoire de France en BD par Bruno Heitz a dépassé les 70 000 exemplaires », se félicite Charlotte Gallimard. Glénat ne s'endort pas sur les lauriers de Titeuf et lancera pas moins de dix séries jeunesse en 2020. Pour Dupuis, « le pari de redynamiser [son] cœur de métier, à savoir la jeunesse au sens large, est en passe d'être réussi », sourit Julien Papelier, son directeur général, saluant le succès des récents La Boîte à musique, Aubépine, Animal Jack ou Raowl. De plus, le journal Spirou prépare une nouvelle formule.

« Il se passe quelque chose dans la BD jeunesse, avec un lien plus fort avec le roman, analyse Thierry Laroche, chez Gallimard, qui enregistre de bons résultats sur la série 5 mondes. C'est très marquant aux Etats-Unis : de nombreux éditeurs lancent de la BD au sein de leur catalogue jeunesse. »

Le marché immature des ados

Derrière ce phénomène émerge aussi l'autre grande cible, les ados, levier de croissance alléchant mais coriace à actionner. « C'est un public un peu compliqué, mais ça va se développer », veut croire Moïse Kissous. « Sur la cible ado, la BD doit affronter la double concurrence des mangas et de Netflix », constate Lionel Arnaud chez Glénat, dont la collection Log In patine. « Contrairement au marché américain et à ses romans graphiques pour ados à succès, le marché français n'est peut-être pas encore prêt. D'ailleurs, une partie des libraires n'y croient pas... Mais nous restons tenaces car nous sommes convaincus qu'il y a un créneau à occuper. Nous évoluons vers des paginations plus importantes, et des prix autour de 18-20 €, pour avoir la place de développer des univers forts, tant en création qu'en achats de droits. »

Gauthier Van Meerbeeck se veut lui aussi « prudent », malgré « le pari réussi de Green Class sur une cible young adult ». « Je n'aime pas trop ce terme et ce ciblage, précise Louis Delas. Aujourd'hui, le rayon n'est plus un obstacle, on n'est plus coincé dans le format 48 pages cartonné couleurs, et le marché s'est totalement ouvert sur la production internationale. »

Comme Rue de Sèvres, Casterman dit miser sur des romans graphiques et des projets d'auteurs, mais les ados restent en ligne de mire. La série No War d'Anthony Pastor incarne cette voie-là, sans la réussite escomptée jusqu'ici. « Certains livres et certains auteurs ne rencontrent pas des succès commerciaux immédiats, mais notre rôle est d'ouvrir des chemins et de les accompagner, balaie Charlotte Gallimard. Les choses peuvent prendre du temps. Lastman avait bien démarré, puis baissé avant de repartir... » Cependant, on peut penser que la cible ado sera plus facilement atteinte par le développement annoncé du catalogue manga de l'éditeur.

Pourtant, de son côté, Dupuis y croit fort. Lancée l'an dernier, sa Webtoon factory, site web de diffusion de BD créées pour les écrans, en français et en anglais, doit prendre son essor en 2020, avec le lancement d'une application. « Il fallait d'abord tester des principes de publication, motiver des auteurs, et trouver des contenus pertinents pour les ados, détaille Serge Honorez, directeur éditorial. Le pari est presque gagné, mais pas tout à fait. » Julien Papelier abonde : « Nous espérons arriver au bon moment, mais restons humbles. Car notre projet a déjà évolué par rapport à ce qu'il était voilà un an. Maîtriser la qualité et la diversité du contenu ce sera la clef. »

Dargaud défriche aussi ce terrain mouvant. « Nous avançons sur un projet de création numérique sur Instagram pour la fin du premier semestre, afin de toucher les jeunes où ils sont, révèle Benoît Pollet. La première étape sera de fédérer une communauté de lecteurs, la monétisation viendra plus tard. L'idée est d'élargir notre lectorat traditionnel d'albums. Mais cela peut prendre du temps, on le sait. »

En attendant, les pointures Larcenet, Nury ou Laufray chez Dargaud, Tardi, Trondheim ou Kirkman chez Delcourt, Sacco, Lepage ou Baru chez Futuropolis, ou une saga sur les francs-maçons chez Glénat devraient faire tourner la boutique en 2020. Les ados feront la révolution plus tard. 

Quatre nouveaux lieux pour le 9e art

De Nantes et Colomiers à Lyon et Amiens, de nouveaux espace doivent permettre de brasser les publics et de donner plus de visibilité au travail des auteurs et des éditeurs locaux.

Nantes : une librairie en circuit court

Performance « Danse, dessin et mouvement » réalisée lors des 24es Rendez-vous de la bande dessinée d'Amiens, par Edmond Baudoin, David Prudhomme et Astrid Boitel.- Photo LAURENT STACHOWICZ/MARIUS BEAUFRE - ON A MARCHÉ SUR LA BULLE

Sur l'île de Nantes, il manquait un lieu dédié au livre. Dès février, Les Boucaniers répareront cet oubli : une librairie vendant les ouvrages des éditeurs de BD nantais (Vide Cocagne, Ici Même, Rouquemoute, Polystyrène et Petit à Petit), doublée d'espaces de coworking, de stockage et, surtout, d'un café associatif. « L'idée est de miser sur l'événementiel, de croiser les publics et de pouvoir mettre à disposition l'ensemble de nos catalogues, explique Maël Nonet, fondateur des éditions Rouquemoute. Et de dégager des fonds, car le marché est dur. » L'heure est au bouclage financier du projet - un financement via Ulule est en cours - et aux travaux de finition. Avant de servir les premières pressions, locales évidemment.

Colomiers : du neuf pour les auteurs et les écoliers

« Notre festival a 35 ans et n'avait pas créé d'écosystème autour de la bande dessinée en région toulousaine, alors que les auteurs le demandaient. Il nous fallait une Maison de la BD ! », résume Amandine Doche, responsable programmation du festival de Colomiers. C'est au sein d'un immeuble neuf, propriété d'un bailleur social, qu'ouvrira à l'automne cet espace de 100 m2, avec des postes de travail pour des auteurs, une permanence d'accompagnement pour jeunes professionnels, et un accueil pour l'éducation artistique. « L'idée d'animer une classe BD à horaires aménagés, sur le modèle des classes musique, fait aussi son chemin. » Inauguration en novembre.

Lyon : retour au collège

Ce ne sera pas avant fin 2021, mais le projet coïncide avec la croissance du festival Lyon BD : l'installation dans l'ancien gymnase d'un collège désaffecté, à la Croix-Rousse, de ses bureaux, d'ateliers pour une dizaine d'auteurs - confirmés et jeunes diplômés - et d'un espace d'exposition ouvert trois mois par an, au sein d'un vaste ensemble regroupant crèche, fab lab, auberge de jeunesse. « L'idée est de faire le lien entre l'écosystème BD local et le rayonnement international du festival en accueillant des auteurs en résidence », explique Mathieu Diez, directeur de Lyon BD. Il compte, entre-temps, développer son action auprès des scolaires.

Amiens : la BD voit grand

« Quand le festival s'est installé dans la Halle Freyssinet voilà deux ans, faisant bondir la fréquentation de 40 %, les collectivités se sont rendu compte que le lieu pourrait devenir en partie culturel. » Pascal Mériaux, directeur des Rendez-vous de la BD d'Amiens, attend les élections locales avant de crier victoire, mais les voyants sont au vert pour que le festival installe à terme trois espaces d'exposition permanente et des salles de médiation, sur 2 000 m2 au sein de cette halle ferroviaire de centre-ville. « La Région, en plus de la ville et de la métropole, nous soutient dans ce projet qu'elle juge structurant. » Le temps des travaux, le festival s'installera en 2020 dans un autre bâtiment industriel, le Tri postal. 

Les 50 meilleures ventes en bandes dessinées et mangas

Hormis le phénomène Astérix, qui écrase toute concurrence tel un Gaulois sous potion magique, les classements des meilleures ventes s'équilibrent cette année en trois groupes : BD (15 titres), jeunesse (14) et mangas (21). La montée en puissance des shônen The Promised Neverland (Kazé) et My Hero Academia (Ki-oon) renforce le poids du segment mangas, aux côtés des confirmés Naruto, One-Punch Man, et surtout One Piece et Dragon Ball Super. Ces deux dernières séries permettent à Glénat d'être le premier éditeur représenté (9 titres, soit autant que ceux du groupe Média Participations, à savoir Blake et Mortimer, Dargaud, Lucky Comics, Dupuis et Kana). Mais outre le joli succès de Faut pas prendre les cons pour des gens (Fluide Glacial, groupe Bamboo) et Les Indes fourbes (Delcourt), c'est la percée de la série Mortelle Adèle, chez Tourbillon, qui impressionne : pas moins de 7 tomes dans le top 50, contre un seul l'an dernier. Un vrai coup de jeune dans le rayon.

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