C’est peut-être à cela que l’on reconnaît les vrais affranchis : ils ont l’audace de ne pas se répéter. Ainsi, n’attendait-on pas forcément Catherine Millet dans cet exercice-là : le roman d’apprentissage de facture classique. Déjà, Jour de souffrance (Flammarion, 2008) avait dérouté certains lecteurs de La vie sexuelle de Catherine M., le sulfureux best-seller d’il y a treize ans. Dans cette expérience de jalousie, on avait découvert - et ce n’était pas du tout une déception - l’écrivaine dans une rétro-introspection plus complexe et moins ludique, mais il y avait encore la sexualité au centre du viseur. De ce point de vue, Une enfance de rêve décevra. De sexe, il n’en est que très peu explicitement question. De rêve, au sens de "quelque chose d’heureux et sans nuages", pas plus. Plutôt de "rêvasserie".
Comme la critique d’art le dit à la toute fin, ce livre est "un documentaire, à sa façon". A un premier niveau, il organise des coordonnées sociologiques et spatiales : Bois-Colombes, banlieue petite-bourgeoise du nord-ouest de Paris dans les années 1950. Un père, Louis, dans la vente de voitures, qui a passé toute la guerre en captivité ; une mère, Simone, dactylo ; un petit frère, Philippe ; une grand-mère maternelle, Jeanne. Trois adultes et deux enfants vivant dans un deux-pièces puis un trois-pièces cuisine au 7e étage d’un immeuble de la rue Philippe-de-Metz. Des doubles ascendances provinciales, des aspirations à la distinction sociale. Une petite fille brune qui aime dessiner, se raconte des histoires pour vaincre ses peurs quand elle va chercher le lait à la crémerie, mais tient surtout "le rôle de l’enfant d’un couple désuni", couple qui finira par divorcer après trente-cinq ans de mariage, au terme d’une vie conjugale d’abord conflictuelle puis séparée. Une condition d’enfant de parents mal assortis qui la fait se sentir "intéressante aux yeux des autres".
L’éveil à une conscience de soi, une morale encore abstraite sont aussi orientés, aiguisés par l’éducation religieuse, le sentiment d’être sous l’œil de Dieu, "persuadée d’entretenir avec lui une relation absolument privilégiée". Etre une lectrice précoce et vorace est une autre caractéristique de la petite fille. "Je crois bien que je voulais être dévorée par les livres plus qu’il ne me tardait de les dévorer."
On peut avoir la curiosité de traquer, dans l’évocation de certains scénarios fantasmatiques, des premiers "stimuli pour l’imagination", dans le rapport qu’établissent promiscuité et intimité quand, dans un appartement exigu où les portes sont rarement fermées, on partage la même chambre que sa grand-mère, plus tard le même lit que sa mère, ce qui a construit l’admirable liberté d’être de la future Catherine M. Mais on ne trouvera pas de grosses clés dans ce récit de formation, pas d’images primitives aux conséquences évidentes. On lira que devenir un soi multiple passe par des voies sinueuses et parfois impénétrables. Que la circonspection peut être la manifestation d’une hyperprésence. Qu’"il y a une vérité des apparences".
V. R.