22 août > Roman France > Adrien Bosc

C’est un bateau. Pas le plus beau ni le plus confortable, mais en ce temps-là, mars 1941, beauté et confort n’étaient pas de saison. Les urgences étaient ailleurs et ce pouvait être pour beaucoup, réunis par les hasards de l’Histoire sur le port de Marseille, l’occasion de quitter la France de Vichy. Un cargo plus ou moins de fortune, tas de tôles, de rouille et d’espoirs insensés, le Capitaine Paul-Lemerle les attend. Avec sa "cargaison" de bannis, réprouvés et autres "outlaws", pendant près d’un mois, du 24 mars au 20 avril 1941, le navire va caboter le long des côtes espagnoles, du Maroc, en haute mer, avant que de stopper sa course en Martinique. A son bord, une constellation d’artistes, d’écrivains, d’exilés, de réfugiés, d’intellectuels. Il y a là des réfugiés d’Europe de l’Est, des républicains espagnols, des juifs, des apatrides, mais aussi André Breton et Claude Lévi-Strauss nouant un dialogue qui ne s’arrêtera que bien plus tard à New York, le peintre Wilfredo Lam, la romancière Anna Seghers et ses enfants, Victor Serge accompagné de son fils et de son idéal de révolution. Plus tard, à Fort-de-France, alors que l’Amérique se profile, il y aura aussi la rencontre avec Aimé et Suzanne Césaire. Un moment de l’histoire du siècle et des arts naît dans cette promiscuité maritime et circonstancielle.

On sait, depuis Constellation (Stock, 2014), grand prix du Roman de l’Académie française, traduit dans une dizaine de langues, qu’Adrien Bosc est l’homme de ces destins croisés, de cette Histoire scrutée depuis son promontoire de lecteur avant tout. Ce Capitaine, magistral, le démontre à nouveau. D’un épisode finalement plutôt mal connu de la guerre (essentiellement faute d’en avoir gardé le moindre témoignage photographique, durant le temps de la traversée au moins), Adrien Bosc compose un chant polyphonique qui se soucie moins de causes et de conséquences que de dresser un tableau où l’imaginaire et le réel se tiennent par la main. Chaque passager de ce cargo en fuite est considéré depuis son histoire, ses rêves, ses désirs. L’exercice d’admiration et d’érudition au fond joyeuse, auquel se livre l’auteur, relève sans doute aussi de cette "narrative non-fiction" qu’il promeut en tant qu’éditeur, notamment pour les éditions du sous-Sol, mais passé au tamis d’un projet fondamentalement littéraire autant qu’ambitieux. Adrien Bosc place son livre à la lumière de cette phrase d’un autre grand exilé tragique, Walter Benjamin, "devenir maître d’un souvenir tel qu’il brille à l’instant d’un péril". C’est précisément ce à quoi il s’emploie avec une justesse qui est aussi une justice enfin rendue. On est là très loin des paresseux exercices d’exofictions qui font désormais l’ordinaire du paysage romanesque français. Avec Adrien Bosc, avec ce Capitaine, il sera essentiellement question de résolution. Il existe un terme de corrida, le sitio, qui définit la bonne distance entre le taureau et l’épée. C’est aussi tout l’objet de la littérature, de l’art du récit. Ce sitio-là, Adrien Bosc l’a trouvé. Olivier Mony

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