Essai/France 13 juin Yann Diener

Ça me chiffonne... Qui n'a jamais utilisé cette expression ? Elle traduit moins un mal-être qu'une interrogation. Tout est dans le ça, dans ce quelque chose qui nous gêne. Il fallait bien un psychanalyste pour explorer ces « histoires chiffonnées » qui renvoient au passé, surtout à celui qui ne passe pas, à ces années 1930 qui reviennent comme un boomerang dérouter notre présent.

Ces chroniques ont été inspirées à ce collaborateur de Charlie Hebdo par le retour de l'extrême droite en Autriche. Elles tournent autour de l'idée de répétition ; au fait que nous appartenons aussi à un passé et que ce passé nous chiffonne. D'où l'idée d'un espace chiffonné comme une feuille de papier que l'on aurait froissée. Dans ce cas, les distances entre deux points changent. L'astrophysicien Jean-Pierre Luminet a défini ces « mirages topologiques » dans son Univers chiffonné (Fayard, 2001).

Mais quelle est la conséquence de cette mémoire froissée ? Yann Diener donne quelques exemples surprenants. Celui de Valéry Giscard d'Estaing qui souffrait de crises d'angoisse lors du Conseil des ministres. Il avait même dans les salons de l'Elysée un médecin à sa disposition pour le soulager quand la pression devenait trop forte. Pour le psychanalyste, ces angoisses s'expliqueraient par la présence de son ministre du budget, Maurice Papon.

Dans ses textes ciselés de trois ou quatre pages, l'auteur d'On agite un enfant (La Fabrique, 2011) observe d'autres manifestations troublantes, voire douloureuses, de cette topologie mémorielle chiffonnée. Emmanuel Carrère a écrit La moustache parce que son grand-père maternel avait rasé la sienne à la Libération pour tenter d'échapper à l'épuration. Mais il ne l'a compris que plus tard dans Un roman russe : « J'ai reçu en héritage l'horreur, la folie et l'interdiction de les dire. Mais je les ai dites. C'est une victoire. » Mais tout ne s'achève pas victorieusement. Yann Diener rapporte d'autres « histoires chiffonnées » plus douloureuses. Il voit ainsi dans la fusillade du lycée de Columbine en 1999 aux Etats-Unis une résurgence inconsciente du massacre de Fort Mystic en 1637 ! Parce que la parole n'a jamais été libérée sur ce carnage sur les Indiens Pequots. « Carrère et Lacan sont d'accord : l'inconscient, c'est le chapitre d'une histoire occupé par un mensonge, ou marqué par un blanc. »

Yann Diener entraîne le lecteur dans une cartographie mentale nouvelle qui autorise des explications plausibles à des traumatismes. La Shoah, mais aussi la guerre d'Algérie, est très présente dans ces troubles. « Il est difficile de se représenter un autre rapport à l'espace que celui auquel on est habitué, auquel on adhère sans se poser de questions. » Or, c'est en pensant autrement notre rapport au temps, le nôtre et celui de l'Histoire, que nous avons la possibilité de vivre mieux le présent. Le psychanalyste contribuerait donc à déplier ce temps chiffonné pour redonner aux distances des valeurs émotionnelles supportables.

Yann Diener
Des histoires chiffonnées : 1938-2018
Gallimard
Tirage: 2 500 ex.
Prix: 14 euros ; 128 p.
ISBN: 9782072851186

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