La présence des pauvres dans les lieux publics et chauffés que sont les bibliothèques n’est pas un phénomène nouveau : dans les années 1950, Richard Hoggart (1) décrivait comment les vieillards pauvres et isolés allaient chercher de la chaleur dans les bibliothèques anglaises et y faisaient discrètement sécher leurs chaussettes. La crise a amplifié le phénomène, et nombre de bibliothèques publiques sont aujourd’hui confrontées à ces publics « vulnérables ».
Une équipe de sociologues dirigée par Serge Paugam et Camila Giorgetti a séjourné pendant plusieurs mois en 2011 et 2012 à la Bibliothèque publique d’information (BPI) pour y observer la manière dont ces personnes vulnérables utilisaient l’établissement et réaliser des entretiens avec eux. Le livre qui en est sorti, Des pauvres à la bibliothèque, paraît cette semaine aux Presses universitaires de France (2). La BPI est certes une bibliothèque atypique par sa taille, ses collections, et le fait qu’elle fasse partie du prestigieux Centre Pompidou. Mais en réalité, le principe fondateur qu’elle adopte depuis ses débuts - égalité et gratuité d’accès pour tous - est celui de toutes les bibliothèques publiques, qui se présentent de plus en plus comme des lieux de sociabilité, des « troisièmes lieux » selon l’expression à la mode, avec des services qui n’existaient pas auparavant : recherche d’emploi, aide à la rédaction de curriculum vitae, espaces d’autoformation, salles de télévision, etc.
L’espace autoformation.
Serge Paugam et Camila Giorgetti estiment qu’il y a « trois phases de processus de disqualification sociale : la fragilité, la dépendance et la rupture ». Ils constatent que les « fragiles » - personnes déclassées à la suite d’un échec professionnel ou qui ne parviennent pas à trouver d’emploi - viennent avant tout pour trouver des ressources intellectuelles susceptibles de conforter leurs projets professionnels. Le lieu lui-même les valorise et ils peuvent y apprendre une langue, notamment le français pour les étrangers, rechercher un emploi sur Internet, se former à des techniques nouvelles, etc. « Cette attitude correspond à un souhait de distinction à l’égard des marginaux présents dans la bibliothèque, écrivent les auteurs. Il leur faut avant tout dissimuler tout signe pouvant les identifier à ces groupes. » Ils estiment que la BPI peut «jouer un rôle déterminant pour ceux qui arrivent en France avec un projet d’ascension sociale». Ainsi une femme de 55 ans, cambodgienne, vivant du RSA, fréquente la bibliothèque depuis dix-huit ans sans interruption. Elle a été couturière pendant cinq ans à son arrivée en France. Actuellement au chômage, elle confie : « Si je n’avais pas connu la BPI, j’aurais été couturière ou caissière toute ma vie, c’est grâce à l’espace autoformation que je suis devenue secrétaire. Aujourd’hui, je viens apprendre les logiciels Word et Excel et mon but est de perfectionner mon anglais pour devenir secrétaire bilingue, voire trilingue. »
Un rôle de Pôle emploi.
Pour les auteurs, la bibliothèque fait office de Pôle emploi «avec l’avantage pour les personnes concernées de ne pas être identifiées par le statut de chômeur, ce qui leur permet d’échapper, au moins temporairement, au poids du stigmate ».
Les personnes « dépendantes » ont des attentes à l’égard de la bibliothèque presque opposées. Par exemple, alors que les personnes en fragilité adoptent des horaires proches d’une journée classique de travail, celles proches de la dépendance restent à la BPI jusqu’à l’heure de la fermeture. Epreuves douloureuses, désillusions, perte d’espoir d’une amélioration de leur vie, « elles viennent alors chercher à la bibliothèque, non pas un moyen de promotion par l’accès à des ressources intellectuelles, mais un moyen d’occupation du temps. […] Parce que cet espace leur est devenu indispensable, elles cherchent à se l’approprier en marquant chaque jour le territoire avec leurs innombrables sacs […] Elles sont enracinées dans la bibliothèque en acquérant des stratégies pour résister aux sarcasmes de certains usagers ».
Un Martiniquais de 35 ans, au RSA, qui se présente comme musicien et peintre, a rencontré sa femme, une Japonaise, à la BPI. Il partage avec elle un petit logement mais ne cache pas qu’il se rend à la soupe populaire. Il vient plusieurs heures par jour à la bibliothèque : « On n’a pas tellement d’endroit où aller en réalité […]. Il y a le cinéma, le McDo, le théâtre, la piscine, les associations, les loisirs. Eh bien quand on n’a pas les moyens, on va à la bibliothèque. […] Heureusement que c’est ouvert aux SDF, que c’est ouvert pour tout le monde. Vous vous rendez compte, tout le monde n’a pas accès à l’Ena, HEC, certaines facultés… Heureusement qu’on peut quand même venir ici pour apprendre. »
Quant aux personnes en situation de rupture, elles sont « facilement identifiables » par leur état de détresse, leurs habits sales élimés, déchirés, leur odeur insoutenable qui fait fuir les autres usagers… Ils viennent à la bibliothèque pour s’y réfugier, question de survie surtout en hiver. « La plupart sont en permanence au seuil de la transgression et risquent à tout moment d’être expulsés », notent les auteurs tout en remarquant que certains sont considérés par les étudiants comme de véritables mascottes, comme l’un d’entre eux, surnommé Karl Marx à cause de sa grande barbe blanche. « Résister à la disqualification sociale passe par l’accès à cette protection bienveillante que la bibliothèque, en tant qu’espace de citoyenneté, leur procure provisoirement. »
Même si un certain nombre d’anecdotes montrent que la cohabitation n’est pas simple entre les différents usagers, cet ouvrage de sociologie prend le parti d’observer l’utilisation qui est faite de la bibliothèque sans s’attarder sur la tension que peut entraîner cette cohabitation, en particulier pour les bibliothécaires ou les gardiens, souvent appelés à la rescousse. Ce qui frappe, c’est à quel point la bibliothèque représente un des rares espaces de liberté et de protection qui existe dans la ville. «La BPI est pour les publics pauvres un espace de constitution et de renforcement des liens sociaux, concluent Serge Paugam et Camila Giorgetti. Elle permet de conjurer la disqualification sociale. » <
(1) La culture du pauvre, Minuit, 1991.
(2) Des pauvres à la bibliothèque:enquête au Centre Pompidou, collection « Le lien social », Puf, ISBN : 978-2-13-061902-4, prix : 22 euros.
"Pouvoir se poser le cul par terre"
Femme, 60 ans, française, vit seule, séparée, 3 enfants, au chômage
« Alors ça, c’est un truc qu’il faudrait sûrement pas supprimer : le fait de pouvoir se poser le cul par terre, pardonnez-moi l’expression, faut sûrement pas l’interdire, c’est un plaisir. Vous êtes dans un rayon, vous trouvez un bouquin qui vous plaît. Vous voyez quelqu’un qui est assis, même s’il a des grandes jambes et que ça gêne, peu importe, faut sûrement pas l’interdire. Je dis ça d’autant plus que moi, quand je veux m’asseoir par terre, j’ai du mal à me relever à cause de mon âge, bon (rires). Bon, je suis envieuse, quoi. […] [Dans les autres bibliothèques] il faut une carte, il faut payer, il faut ceci, il faut cela. Pour moi, cette notion de liberté est vachement importante. Dès le début du fonctionnement de la BPI, c’est toujours quelque chose qui m’a étonnée, de façon très positive. C’est important, ça, hein ? C’est important ça parce que vous vous pointez dans un endroit, bon, c’est un peu chez vous, en fin de compte c’est un peu chez soi la BPI, c’est un service public. Comme dirait mémé, "c’est nos impôts qui ont payé ça". C’est normal que vous rentriez chez vous, et chez vous on vous demande pas vos pièces. Tout simplement. Et puis c’est vrai qu’il y a, comment dire, on fout la paix aux gens, quoi, il ne faut pas l’oublier cet esprit-là. »
"Ici c’est plus démocratique"
Homme, 45 ans, roumain, divorcé, père d’une jeune fille qui vit actuellement en Roumanie, bouquiniste, au chômage, réside aujourd’hui dans un centre d’accueil
« Si je compare par exemple avec la Bibliothèque nationale, ici, je suis chez moi, je peux dire que je suis chez moi ; là-bas, je suis étranger à tout. Pourquoi ? Je sais pas… parce qu’il y a quelque chose ici. C’est pour les aristocrates, ici c’est plus démocratique. Là-bas, c’est trop officiel, c’est un musée ? Une bibliothèque ? C’est pas clair. Je crois que je connais presque toutes les bibliothèques du quartier. Mais là, souvent, il y a seulement quelques bouquins dans les bibliothèques du quartier et là il y a une trentaine de places, tu risques d’être connu si tu vas toujours au même endroit. Ici, c’est le sentiment d’anonymat, c’est absolument super, super, super. Ce qui est absolument sûr, parce que j’avais lu ça : des grands écrivains qui viennent, en catimini, ici, comme on te demande pas le passeport pour entrer. J’ai lu plusieurs fois comment ils fréquentent la bibliothèque Pompidou, donc ils entrent. Il y a de grands professeurs qui viennent faire des recherches et qui peut-être sont à côté de toi. Donc c’est le sentiment d’anonymat, je crois, qui les arrange. Oui, je risque de devenir trop sentimental… Le rapport entre moi et la bibliothèque est trop sentimental. »