La ferme est en feu. Quelques instants auparavant on y préparait de la gelée de coings. Des décombres une femme hagarde s’extirpe. C’est l’heure de la tétée. Elle cherche son enfant, voudrait l’appeler, plus aucun son ne sort de sa bouche. Tout n’est que stupeur et désolation. Seul survivant du saccage, un porcelet orphelin. Comme par instinct maternel, la femme ouvre son corsage et donne le sein au goret.
Le nouveau roman de Sylvie Germain s’ouvre sur cette image déroutante qui interroge la frontière entre animalité et humanité. A travers une langue d’une formidable acuité sensorielle, bruissant des mille murmures de la nature et donnant corps aux sensations du protagoniste porcin d’A la table des hommes, nous suivons le cochon dans sa course pour la survie. C’est la guerre civile, le voisin d’hier est l’ennemi d’aujourd’hui. Un jeune fuyard blessé tombe nez à nez avec le porc vagabond. S’ensuit une lutte, un corps-à-corps érotico-thaumaturgique, une fusion fantastique où le suidé se fond dans l’humain. Voilà l’animal transformé en gamin "aux cheveux de paille et aux longs cils blancs" à l’orée de l’adolescence. L’enfant sauvage est recueilli par une communauté dont tous les adultes mâles ont été raflés pendant le conflit.
La métamorphose a une longue tradition littéraire, de L’âne d’or d’Apulée à Truismes de Marie Darrieussecq, sans oublier bien sûr Kafka. Cela dit, on passe ici de l’animal à l’homme. Et contrairement à Cœur de chien de Boulgakov, nulle manipulation scientifique, et surtout aucune connotation négative dans ce primitif reliquat d’animalité. Le héros d’A la table des hommes désormais dénommé Babel garde une sympathie profonde pour l’environnement, symbolisée par son amitié avec la corneille qui le suit depuis ses débuts dans la forêt, il exerce une intelligence sensitive du monde qui ne passe pas forcément par l’intellect. Babel est terrorisé par la méchanceté des enfants du village. Le souffre-douleur sera transféré par Yelnat, ancien clown et révolutionnaire, vers cet autre pays où vit un vieil ami et frère d’armes. Babel y apprendra une autre langue et deviendra Abel, tel l’innocent berger assassiné par son aîné Caïn.
La bête a bon dos et l’homme lui affuble ses propres défauts allant, ainsi que le rappelle l’auteure de Magnus, jusqu’à lui intenter des procès, comme ce fut le cas au Moyen Age. Mais la sauvagerie est du côté des hommes. Atrocités de la guerre, violence aveugle frappant autrui au nom de l’idée de frontières ou de celle de Dieu. Défaut ontologique de l’humain ? L’Ecclésiaste, que cite sans cesse l’un des personnages, bibliophile et "clochard céleste", dit : "Le sort de l’homme et le sort de la bête sont un sort identique, comme meurt l’un ainsi meurt l’autre…" Unis dans la mort mais aussi par un même souffle, l’homme et l’animal ne devraient sans doute pas être pensés selon les concepts opposables de "culture" et de "nature". Sylvie Germain, par cette fable sublime, nous invite au contraire à les réconcilier dans l’unicité du vivant, l’amour de toute vie sensible. Sean J. Rose