Des bibliothèques caméléons

A la bibliothèque publique de San Francisco, Leah Esquerra gère les problèmes liés aux personnes précaires. - Photo DR

Des bibliothèques caméléons

Un peu partout dans le monde, des bibliothèques ont ouvert la voie à une conception plus étendue de leur rôle, bien au-delà du seul champ de la lecture publique. Un positionnement qui les amène, peut-être avec moins d’états d’âme qu’en France, à s’ouvrir à d’autres professions, parfois bien éloignées de celle de bibliothécaire.

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Par Souen Léger
avec Créé le 13.06.2014 à 02h34 ,
Mis à jour le 23.04.2015 à 10h06

Bibliothécaire, animateur, assistante sociale, journaliste ou psychologue ? Depuis plusieurs années, des bibliothèques ont fait bouger, parfois de manière très poussée, les frontières de leur activité, ouvrant leurs équipes à des profils parfois bien éloignés de celui de bibliothécaire. La bibliothèque centrale de San Francisco, aux Etats-Unis, constitue à cet égard un exemple éloquent. Située dans le quartier du Civic Center, ouverte à tous et disposant de sanitaires, elle a été adoptée comme refuge par les très nombreux sans-abri du centre-ville. Ne souhaitant pas transformer les bibliothécaires en assistantes sociales, la direction a d’abord mis en place en 2007 une équipe chargée d’orienter les usagers dans le besoin vers les services sociaux susceptibles de les aider à trouver un logement ou de leur prodiguer des soins médicaux. "Il était évident que nous ne voulions pas créer une clinique à l’intérieur de la bibliothèque, mais simplement trouver un moyen de servir les usagers qui ont besoin d’une aide sociale", explique à Livres Hebdo Michelle Jeffers, responsable des programmes communautaires et des partenariats à la bibliothèque publique de San Francisco. L’expérience est menée plus loin, en 2009, avec l’embauche d’un travailleur social à temps plein. Spécialisée en psychiatrie, Leah Esquerra est sur le pied de guerre cinq jours par semaine pour aider les personnes en difficulté mais également pour écouter les plaintes des autres usagers, parfois confrontés à des situations déplaisantes liées à la présence des sans-abri. Elle forme aussi les bibliothécaires sur la façon de réagir face à des comportements agressifs ou dérangeants. Pour l’aider, une équipe de cinq salariés a été embauchée à temps partiel. "Ce sont tous d’anciens sans-abri qui ont reçu une formation appropriée", détaille Michelle Jeffers.

Autre exemple dans le réseau de lecture publique de Queens à New York, très connu pour son remarquable investissement en direction de son public multiculturel. Son "Welcome Center", chargé d’informer les habitants dans les domaines de la santé, de l’éducation et du logement, est géré par une assistante sociale : "On a balayé depuis longtemps l’idée que tout le personnel d’une bibliothèque devait être bibliothécaire, déclarait en novembre 2012 Fred J. Gitner, directeur adjoint de la bibliothèque de Queens, lors d’une journée d’étude organisée par la Bibliothèque publique d’information à Paris. Nous avons tout autant besoin de spécialistes de la santé publique, de travailleurs sociaux."

Recrutés sur leurs rêves.

Toujours sur le continent américain, mais au sud cette fois-ci, l’expérience des "bibliothèques-parcs", un concept original inventé en Colombie au début des années 2000, est également exemplaire de cette nouvelle approche dans les modes de recrutement. Dans ces établissements de très grande qualité implantés dans les quartiers pauvres avec l’objectif d’attirer les populations éloignées de la lecture et de l’écrit via des programmes ludiques, la plupart des employés ne sont pas des bibliothécaires. Démonstration avec les trois "bibliothèques-parcs" ouvertes à Rio de Janeiro depuis 2010 sur le modèle colombien. Celle de Manguihnos propose une offre "classique" de 26 000 livres, 1 000 DVD et plus d’un million de titres de musique en format numérique, mais également une myriade d’activités destinées à impliquer les habitants, depuis l’atelier de théâtre jusqu’au développement de contenus numériques en passant par du montage vidéo. Implantée dans l’un des pires quartiers de Rio de Janeiro, juste en face d’un gros centre du trafic de drogue, son équipe est composée de deux bibliothécaires, les vingt-six autres salariés étant des habitants du quartier tous formés à l’accueil clinique pour être notamment en mesure de gérer les toxicomanes qui viennent régulièrement à la bibliothèque. "Quand nous avons recruté parmi les jeunes du quartier, nous ne leur avons pas demandé quelles étaient leurs compétences mais quels étaient leurs rêves, expliquait Vera Saboya, coordonnatrice du programme de la lecture et de la connaissance au secrétariat d’Etat à la culture de Rio de Janeiro, lors du congrès de l’ABF de 2012 à Montreuil-sous-Bois. Nous avons embauché par exemple un jeune musicien qui voulait monter un orchestre avec les habitants, un étudiant en histoire qui avait envie de leur raconter les différents apports historiques à la musique brésilienne." Idem à la bibliothèque-parc de Rocinha où les salariés ont là aussi des profils plutôt atypiques, à l’instar de la directrice de l’établissement, Daniele Ramalho, à la fois productrice culturelle, conteuse et spécialiste des questions de lecture et de technologie. Sur les quarante-cinq membres de l’équipe, six seulement sont bibliothécaires. Les autres sont journalistes, enseignants, psychologues.

Innover ou mourir.

Autant que le renforcement de la mission sociale, le fort investissement des bibliothèques dans les nouvelles technologies a largement contribué à ouvrir les portes des bibliothèques à de nouveaux métiers. DOK, la médiathèque de Delft aux Pays-Bas, compte parmi les établissements qui ont pris ce virage avec le plus d’audace et de créativité. Depuis son ouverture en 2007, l’équipe compte, aux côtés de bibliothécaires dévolus à des activités plus strictement bibliothéconomiques, des professionnels très technophiles chargés de réfléchir aux innovations et aux services de bibliothèque qu’il est possible de développer grâce aux nouvelles technologies. La bibliothèque a ainsi sa propre application, Tank U, qui permet de télécharger sur son téléphone portable, via une connexion Bluetooth, des contenus élaborés par la bibliothèque à partir de stations installées dans ses locaux.

Pour Erik Boekesteijn, qui a travaillé au sein de DOK et qui dirige à présent Doklab, une société de conseil, les bibliothèques ont le choix entre innover ou mourir : "L’information, l’éducation et les loisirs sont de plus en plus mobiles. Les gens veulent y accéder à partir de leurs tablettes et de leurs téléphones 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Les bibliothèques doivent répondre à cette demande", explique-t-il. Parmi les tendances qu’il observe, il cite l’information personnalisée, l’éducation aux médias, la sensibilisation aux nouveaux outils tels que l’imprimante 3D ou les liseuses. En vogue également, les espaces de co-working pour les étudiants et les start-up. Autant de services qui poussent les bibliothèques à varier les profils au sein des équipes, comme le confirme Marian Koren, de l’association des bibliothèques publiques néerlandaises : "Les bibliothèques recrutent des personnes avec des compétences en marketing, en droit - notamment pour la gestion des œuvres au format numérique -, mais aussi en informatique et en communication multimédia avec, par exemple, la nécessité d’être présents sur les réseaux sociaux", détaille-t-elle. Un dynamisme dont elle se félicite, avec une nuance cependant : "Peut-être laissons-nous tomber certaines valeurs culturelles un peu trop vite en voulant tout miser sur le multimédia." Souen Léger

13.06 2014

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