C’est sûr, pour le titre, il fallait oser. Mais tout le monde n’a pas l’honneur de donner des conférences dans le cadre des Adorno Lectures à l’Institut für Sozialforschung de l’université Goethe de Francfort. Evidemment, on pense à Georges Perec. Didier Fassin aussi. Il lui rend d’ailleurs hommage dans ces trois textes qui traitent de la vie sous ses aspects scientifiques, éthiques et politiques. Inutile de dire que nous sommes dans un questionnement savant, mais heureusement étayé par des faits concrets et des enquêtes de terrain. La phrase est précise, l’argumentation solide et les références à Benjamin, Wittgenstein, Canguilhem, Agamben et Foucault balisent un champ intellectuel exigeant.
Comme toujours, on apprécie chez cet anthropologue, directeur d’études à l’EHESS et qui enseigne à l’Institute for Advanced Study de Princeton, aux Etats-Unis, cette capacité à tisser des liens entre les savoirs pour penser la vie à la fois comme biologie et comme biographie afin de réconcilier les approches naturalistes et humanistes. Autant que faire se peut, car la vie est souvent envisagée par l’anthropologue comme un véhicule plutôt que comme un objet de connaissance. En s’appuyant sur des recherches pointues, en interrogeant les médecins, les philosophes et les sociologues, il montre la vie comme un bricolage du vivant mais aussi comme une construction du vécu. Il met en avant cette "économie morale de la vie", une économie imprégnée d’histoire, de social et de politique. Il prend conscience de l’inégalité des vies pour les migrants, les pauvres, les exclus, les exploités. Il pointe le décalage qui existe entre la valorisation de la vie abstraite, la fameuse vie bonne que chacun d’entre nous pourrait acquérir via des principes de sagesse, et la vie concrète qui ne vaut pas grand-chose pour le flic de Milwaukee qui tue froidement un jeune homme noir en 2016 ou pour les terroristes qui mitraillent la salle du Bataclan en 2015. Et que dire de ces 358 personnes tuées à Mogadiscio le 14 octobre dernier parce que leurs existences ne valaient rien pour les djihadistes ?
L’auteur de La raison humanitaire : une histoire morale du temps présent (Seuil, 2010), qui paraît en "Points essais" au même office, replace l’individu dans la société et dans le monde pour élaborer une sorte d’"anthropologie de la vie" dont il se demande si elle est même souhaitable tant le projet paraît délicat.
Où est donc la "vraie vie" dans ce monde de mort ? Didier Fassin ne donne pas la réponse, mais il tire le signal d’alarme. "Donner à voir et à comprendre ce que signifie et ce qu’implique l’inégalité de traitement des vies humaines relève à la fois de l’engagement intellectuel et de l’engagement politique dont peut, modestement, se prévaloir le travail critique." Mais ces trois leçons, à l’image des leçons de ténèbres de Couperin, diffusent une musique bien sombre sur cette humanité qui finit par ne plus respecter ce qui la rend si unique. Quand de la vie justement, elle perd le mode d’emploi. L. L.