La littérature adolescente fait débat depuis l'article de Marion Faure (« Un âge vraiment pas tendre ») dans lequel elle s'inquiète et s'interroge à propos de la noirceur des livres destinés aux adolescents. Cette remise en question suscite une vive réaction d'éditeurs se sentant incriminés (Jeanne Benameur, Claire David, François Martin, Thierry Magnier). Ils s'insurgent contre ce procès au nom de littérature : celle-ci peut permettre de prendre du recul par rapport à la souffrance et surtout, les livres sont le fait d'auteurs et n'ont pas à être réduits à leur public adolescent. Reprenant des discours habituels, les auteurs de cette réponse rappellent les vertus de la littérature qui permet d'être « sujet, visionnaire » (par opposition aux « médias » qui nous cantonneraient au statut de spectateur). « Les livres ne sont pas obligatoires. Ils sont nécessaires à toute pensée qui se construit ». Mais au fait, ces livres aux qualités littéraires supérieures sont-ils lus ? Les jeunes ont-ils renoncé à construire leur pensée ? Les vertus ou les dérives de la littérature ont pour limite la lecture dont elle fait l'objet. Inutile de redouter la noirceur des livres pour adolescents s'ils ne sont pas lus ! A quoi bon se payer de mots sur la littérature si elle vit sans lecteur ? Comment savoir si ces livres sont lus ? Les chiffres de vente, même s'ils étaient connus, ne nous informeraient pas sur la lecture mais sur les achats qui sont sans doute souvent faits par les adultes (parents, professionnels) pour les adolescents. Un moyen de le savoir consiste à interroger les catalogues des bibliothèques qui permettent de savoir si les documents sont empruntés. Bien sûr cela réduit la population testée à celle des emprunteurs en bibliothèque. Cet outil de mesure n'est donc pas parfait mais il permet de fournir une indication ce d'autant plus que les adolescents qui demeurent à la bibliothèque ont des caractéristiques sociologiques (origine sociale, niveau scolaire, sexe) qui rejoignent celles des lecteurs de littérature. Les éditeurs du texte de réponse citent des auteurs (Wajdi Mouawad, Catherine Zambon et Malin Lindroth) dont ils estiment « qu'ils ont fait oeuvre » par leur travail d'écriture. Il ne s'agit pas de se prononcer sur la réalité de ce travail ni sur son résultat mais sur l'audience qu'il peut recevoir. J'ai donc interrogé les catalogues de 62 bibliothèques parmi les plus importantes de France (Liste des catalogues recensés par l’ADBGV) pour leurs livres. Sont pris en compte tous les ouvrages écrits par ces auteurs (et dont ils sont auteurs uniques ou principaux). Ce vaste échantillon de bibliothèques nous permet d’avoir une bonne vision de la présence de ces titres dans ce type d’équipement et des emprunts dont ils peuvent faire l’objet. Présence et emprunt des ouvrages destinés aux adolescents dans les bibliothèques Nbre d’exemplaires empruntés (a) Nbre total d’exemplaires empruntables (b) Taux d’empruntés (a/b) Mouawad 43 305 16% Zambon 18 556 3% Lindroth 7 55 15% Total 68 916 7% Les bibliothèques acquièrent en nombre non négligeable la production des éditeurs de littérature. Ces acquisitions représentent un volume important notamment pour les auteurs ayant déjà publiés plusieurs titres. Malin Lindroth dont Les trains qui passent est le seul titre édité reçoit un soutien moindre que les autres qui ont respectivement 6 et 12 titres édités. Les bibliothèques font donc bien le choix (le pari ?) de la littérature. Par contre, ce choix n’est pas celui des lecteurs. Pour un exemplaire emprunté, 12,5 sont sur les rayons à attendre un lecteur (ou à encombrer les rayons). Ce résultat pourrait être interrogé du point de vue des politiques d’acquisition des bibliothèques mais au-delà, il nous indique la très faible attractivité de cette littérature pourtant présentée comme supérieure. Très rares sont les adolescents (ou les adultes) à s’intéresser à ces livres. Les inquiétudes quant aux éventuels effets de ces « œuvres » sur les lecteurs doivent donc être rapportées à la très faible audience de ces titres. L’ « effet miroir » ne semble pas attirer les jeunes pas plus que les « monologues intérieurs ». On assiste à un véritable divorce entre cette forme de production éditoriale et les éventuels lecteurs. Les jeunes ciblés par ces titres ne s’y retrouvent pas et on voit mal comment le travail des « passeurs de livres » pourrait parvenir à combler ce gouffre. En poussant l’analyse à son extrémité, on peut même suggérer que cette partie de l’édition flotte comme en apesanteur par rapport au monde des lecteurs. Les conditions sont en effet réunies pour qu’elle puisse exister sans implication des adolescents. Les inquiétudes sur « la lecture des jeunes » mobilisent les adultes prescripteurs. Les parents (y compris grands-parents, tantes, oncles, etc) se préoccupent pour leurs descendants et sont prêts à acheter des livres pour susciter la lecture. Ils peuvent aussi le faire pour tenter de les aider à surmonter des épreuves ou de communiquer avec eux sur des sujets difficiles. Les bibliothécaires (et sans doute quelques documentalistes de collèges ou lycées) s’accordent avec cette inquiétude et pensent trouver dans cette production éditoriale non encore trop scolarisée une source de lectures susceptibles d’intéresser les adolescents. L’achat de ces titres puise aussi sa source dans le souci de se valoriser en valorisant la création littéraire. Les libraires et éditeurs alimentent cette demande des adultes par l’édition et la diffusion de livres à la fois par intérêt économique mais aussi par conviction réelle. Ce sont les bénéfices économiques du désintéressement culturel. De même, les auteurs, trouvent dans cette production éditoriale un soutien à leur production. Toute la chaîne du livre spécifique trouve donc de bonnes raisons à cette littérature d’exister… y compris sans lecteurs. La médiation nécessaire (visiblement ô combien !) par des rencontres ou autres manifestations participe y compris de ce système cohérent. Il reste que l’on peut s’interroger sur cette coûteuse mobilisation et sur les résultats qu’elle peut produire. Quel bénéfice pour la promotion de la lecture chez les adolescents ? Qu’est-ce que la littérature sans lecteurs ? Faut-il renoncer à intéresser les lecteurs pour faire « littérature » ? Les lectures qui intéressent les adolescents ne sont-elles que « des produits » ? Ces questions méritent réflexions, échanges et analyses objectives. Continuons le débat...
15.10 2013

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