Sur la couverture de L’art presque perdu de ne rien faire, paru en septembre chez Grasset, la formule s’affiche déjà en lettres penchées : "Dany Laferrière de l’Académie française". Si les immortels ont ouvert leurs portes le 12 décembre 2013 à l’écrivain québécois d’origine haïtienne, en l’élisant dès le premier tour de scrutin face à cinq autres candidats, ce n’est que jeudi 28 mai, à 15 heures, que l’académicien passera son habit vert et or brodé de rameaux d’olivier. Cette intronisation s’annonce hors norme par sa portée symbolique comme par sa couverture médiatique.
Par un sculpteur haïtien
Le costume a été réalisé sur mesure par le designer québécois Jean-Claude Poitras. Quant à l’épée, un autre des attributs de l’académicien avec la cape et le bicorne, elle a été façonnée en Haïti par le sculpteur Patrick Vilaire, et sera remise à Dany Laferrière deux jours avant la cérémonie d’intronisation qui se déroulera sous la Coupole de l’Institut de France. Comme plus de 700 immortels avant lui, parmi lesquels seulement huit femmes, l’écrivain de 62 ans se pliera au protocole : après son discours de réception, il se livrera à l’éloge de son prédécesseur au fauteuil numéro deux, celui de l’écrivain, journaliste et acteur Hector Bianciotti. L’écrivain franco-libanais Amin Maalouf, lui-même élu en 2011, prononcera le discours de "réponse", avant que le nouvel immortel ne sorte sur le parvis de l’Institut accompagné d’Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuel de l’Académie française, pour répondre à quelques questions des journalistes.
En fait, Dany Laferrière a multiplié les interviews depuis le mois de décembre, évoquant tantôt son enfance en Haïti auprès de sa grand-mère maternelle, tantôt les bouleversements engendrés par son élection à l’Académie ("on me demande de bénir les livres par une préface, et ce n’est pas du tout mon avis de la vie que je tiens à mener", lâchait-il en décembre dernier, sur le plateau de Radio Canada). Et la perspective de l’intronisation de cet académicien atypique a réactivé l’intérêt des médias français. France O, qui "ne passera pas à côté de l’événement qui verra la réception officielle du premier Haïtien élu à l’Académie française", consacre l’intégralité de son émission littéraire "Page 19" (nos photos), dimanche 24 mai, à Dany Laferrière, et propose le 28 mai une couverture exceptionnelle comprenant la retransmission du discours de réception sur le site La1ère.fr. France Culture consacre à l’écrivain les trois heures hebdomadaires de son émission "A voix nue", soit cinq entretiens menés par Jean-Michel Djian et diffusés par tranches d’une demi-heure du 25 au 29 mai.
"Spécialiste mondial de la sieste"
Par sa personnalité autant que par son parcours, celui qui s’est autoproclamé "spécialiste mondial de la sieste" n’entre pas dans le moule du parfait immortel. "Un jeune journaliste qui a travaillé en usine en arrivant à Montréal et se retrouve à l’Académie française… On est loin, il me semble, du parcours classique de l’académicien", relève Pascal Assathiany, directeur général de Boréal, l’éditeur de Dany Laferrière au Québec.
Né à Port-au-Prince, en 1953, Windsor Klébert Laferrière est envoyé dès l’âge de 4 ans chez sa grand-mère Da à 68 kilomètres au sud de la capitale. Alors que le président François Duvalier (Papa Doc) durcit la répression contre ses opposants, Marie Nelson craint que son fils ne fasse les frais des idées politiques de son père, héros local, maire de Port-au-Prince à 23 ans et exilé en Amérique. Couvé par une tribu de femmes, dont une tante bibliothécaire, qui "ont empêché la dictature de [l]’atteindre", raconte-t-il, Dany n’a pas souffert du manque de ce père qu’il n’a jamais revu, se laissant emporter très tôt par l’amour des livres. Revenu à Port-au-Prince à l’adolescence, il découvre les grands classiques : Molière, Racine, Voltaire. Il se passionne pour l’œuvre de Maurice Blanchot et fait ses premiers pas de journaliste dans l’impertinent magazine Le Petit Samedi soir, qui ne plaît guère à Jean-Claude Duvalier (Baby Doc), arrivé au pouvoir en 1971. L’assassinat d’un camarade le pousse à prendre le chemin de l’exil en juin 1976, et il débarque à Montréal au moment où le monde entier ne jure que part les exploits de Nadia Comaneci.
Avec la dérision qui le caractérise, il se souvient de ses premières années de travailleur illégal dans les usines québécoises comme d’une époque riche en découvertes - "la neige que j’avais en tête n’était pas froide" - et de lectures, encore : Borges, auquel il voue un culte, Cendrars, Voltaire, Platon. Se définissant lui-même comme un "lecteur qui écrit", il s’attelle à son premier roman après s’être vu refuser un poste de journaliste à La Presse, le principal quotidien montréalais. Avec Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (VLB, 1985), "carton immédiat au Québec", rappelle Pascal Assathiany, Dany Laferrière pose la première pierre d’une œuvre touffue (une vingtaine d’ouvrages en trente ans), en grande partie autobiographique, et jalonnée de succès. Traduit en 11 langues, l’auteur signe directement avec ses éditeurs des deux côtés de l’Atlantique, sans passer par des cessions de droits.
Dany Laferrière est aujourd’hui une figure incontournable du paysage littéraire français. "Il y a un évident effet Académie, avec des ventes à 24 000 exemplaires pour son dernier roman, contre autour de 6 000 pour Journal d’un écrivain en pyjama, paru en 2013", observe Jean-Marc Levent, directeur commercial de Grasset. Mais c’est avec L’énigme du retour (plus de 100 000 exemplaires vendus au Québec), prix Médicis 2009, que le grand public français a réellement découvert un auteur et une personnalité à part. Salué par ses pairs, il est une figure populaire, capable de se livrer à une "lecture en baignoire" lors de la dernière Semaine de la langue française, ou de se présenter par Skype tout simplement en peignoir lors de la réunion du jury du grand prix Livres Hebdo des Bibliothèques, qu’il a présidé en 2013. "C’est un formidable conteur, une providence pour les médias", s’exclame le journaliste québécois Louis-Bernard Robitaille, pour qui le côté "grande gueule" de Dany Laferrière a tout à fait sa place sous la Coupole. Tout en soulignant les qualités d’un "grand écrivain", l’auteur du Salon des immortels : une académie très française rappelle une phrase de Maurice Druon, secrétaire perpétuel de l’Académie de 1985 à 1999 : "On aime également que les gens soient de bonne compagnie."
L’homo francophonius
C’est précisément celle qui a succédé à Maurice Druon qui soutient Dany Laferrière. "Avant toute chose, c’est un très bel écrivain", fait valoir Hélène Carrère d’Encausse. Elle assume aussi la portée symbolique de cette intronisation. Premier Haïtien, premier Québécois, seul Noir parmi les 40 membres de l’Académie - et le second à intégrer l’institution depuis Léopold Sédar Senghor, mais bien loin du concept de "négritude" -, Dany Laferrière est aussi "la première personnalité à rejoindre l’Académie sans avoir la nationalité française", souligne l’historienne, marquée par le retrait forcé de Jorge Semprun. L’élection du Québécois au fauteuil d’Hector Bianciotti, d’origine italo-argentine, n’est évidemment pas anodine, pas plus que le choix d’Amin Maalouf pour le discours de réponse. "Symboliquement, il fallait que ce soit quelqu’un qui forme ce triangle de la francophonie", ajoute Hélène Carrère d’Encausse, se plaisant à citer Albert Camus : "Ma patrie, c’est la langue française."
L’ouverture des immortels à la francophonie, entamée depuis plusieurs années déjà, n’a échappé à personne. "C’est l’homo francophonius qui arrive à l’Académie", commente Pascal Assathiany. Pierre Astier, premier éditeur en France de Dany Laferrière du temps où il était directeur du Serpent à plumes, souligne "une grande portée symbolique pour les littératures francophones". Comme le clamait en 2007 le manifeste "Pour une littérature-monde", l’arrivée de Dany Laferrière sous la Coupole prouve que la littérature française ne se limite pas aux frontières de la France. M. D.
Dany Laferrière : "Je crois en l’immortalité dans l’immobilité"
Livres Hebdo - Avez-vous des idées que vous souhaitez particulièrement défendre à l’Académie française ?
Dany Laferrière - Non, ce n’est pas une élection avec un programme politique. Je n’ai pas d’opinions à défendre, d’idées à faire passer. C’est un parcours personnel qui me fait entrer à l’Académie, mon histoire, celle d’un petit garçon en Haïti qui aimait tant les livres et dont la mère lisait la revue Historia et retrouvait les signatures des académiciens. Celle d’un homme qui quitte son pays pour en trouver un nouveau, le Québec. Mon parcours, c’est la seule chose que j’ai à offrir aux gens de Port-au-Prince, d’Afrique ou du tiers-monde. Quant aux leçons, je laisse ça aux professionnels.
Quelles sont vos obligations à l’Académie ? Vous allez devoir partager votre temps entre le Québec et la France ?
Cela ne fonctionne pas comme cela, car nous avons l’éternité devant nous. Je n’ai pas demandé le programme de fin de vie ! J’arrive dans une nouvelle tribu, pour reprendre l’expression de Claude Lévi-Strauss. Je vais rencontrer mes compagnons et les regarder vivre, m’imprégner du climat et faire en sorte d’être présent si je m’y sens bien. J’ai l’habitude d’organiser ma vie en fonction de ce que je ressens, et non de la subir. Et comme toute tribu, à l’intérieur se cache une ruche, un espace que l’on peut remplir avec de multiples activités autour des prix, des réceptions, des voyages, des échanges passionnants avec des personnes aux parcours glorieux.
Votre entrée à l’Académie participe au renouvellement de l’institution…
Qu’on arrête de me dire que j’apporte du sang neuf. Il faut se dégager des affirmations sur l’âge des académiciens, comme si l’âge dans les pays du Nord était une faute. Dans les pays du Sud, quelqu’un d’âgé a survécu à des drames, à des tremblements de terre, à des coups de feu la nuit. C’est un marathonien qui arrive au stade et qui est applaudi. On n’arrête pas de me dire que je vais dynamiser l’Académie, que je vais la secouer. Mais aucun académicien ne m’a demandé de le secouer. C’est un cliché, comme si on m’avait dit que j’avais le rythme dans la peau ! Avec mes livres Le charme des après-midi sans fin ou L’art presque perdu de ne rien faire, on ne peut pas dire que je n’annonce pas la couleur. Je crois en l’immortalité dans l’immobilité. Si je ne bouge pas, je finis par croiser des gens en mouvement.
Vous êtes actuellement en résidence à Paris. Vous menez un projet en particulier ?
Je n’aime pas me fixer des projets car ils empoisonnent la vie et rendent sourd à la création des autres. Je suis encore pour six mois au couvent des Récollets, un endroit où chercheurs et créateurs sont réunis. Cette résidence m’isole un peu de la société et je ressens plus le rythme lent du monde.
Votre habit vient du Canada, votre épée d’Haïti. Vous êtes attaché à ces symboles ?
Mes trois pays ont participé à leur manière : le Québec où il fait si froid m’a donné la chaleur de l’habit, Haïti l’épée des guerres et de l’affranchissement, et la France les conversations brillantes de l’Académie et le vin de la réception !
Propos recueillis par A.-L. W.
Quand Haïti revitalise la littérature française
Depuis une dizaine d’années, les auteurs haïtiens quittent les catalogues spécialisés pour ceux des grandes maisons, et gagnent des prix.
A la librairie Le Divan mercredi 20 mai, au New Morning le 9 juin pour une soirée Zulma, le rhum Barbancourt remplacera le champagne des cocktails parisiens. L’entrée de Dany Laferrière dans une institution comme l’Académie française participe d’un mouvement général de reconnaissance de la création haïtienne, qui renouvelle la langue et l’imaginaire de la littérature en français. Jusqu’au milieu des années 2000, c’est grâce au remarquable travail de maisons défricheuses, sensibles aux littératures francophones comme Vents d’ailleurs, Le Serpent à plumes ou Zellige, que ces auteurs ont pu être découverts. Aujourd’hui, beaucoup ont intégré des maisons généralistes : Dany Laferrière chez Grasset, Lyonel Trouillot chez Actes Sud, Yanick Lahens ou Jean-Claude Fignolé chez Sabine Wespieser, Kettly Mars et Louis-Philippe Dalembert au Mercure de France, Gary Victor chez Philippe Rey, Makenzy Orcel ou Dominique Batraville chez Zulma… Corollaire de cette entrée dans de grands catalogues, les prix littéraires ont suivi à partir de 2009, quand Dany Laferrière reçoit le Médicis pour L’énigme du retour et Lyonel Trouillot le Wepler pour Yanvalou pour Charlie, et, à l’automne dernier, Yanick Lahens le Femina pour Bain de lune.
L’agent Pierre Astier, éditeur de Dany Laferrière au Serpent à plumes, constate cet engouement, notant que "les textes haïtiens sont sortis plus tôt que les autres littératures francophones des catalogues spécialisés". Isabelle Gallimard, qui vient de publier le cinquième texte de Kettly Mars au Mercure de France, rappelle cependant qu’"il y a toujours eu des Haïtiens dans les catalogues des grandes maisons d’édition". Et de citer Jacques Stephen Alexis ou René Depestre chez Gallimard. Mais si, jusqu’aux années 1980, les auteurs haïtiens étaient dans les grandes maisons, "il y a eu un trou pour la génération suivante pendant une vingtaine d’années, puis c’est reparti avec Yanick Lahens ou Lyonel Trouillot", estime Pierre Astier.
Le voyage en Haïti
Le lancement en 2007 d’une édition haïtienne d’Etonnants voyageurs a joué un rôle majeur pour la réception de cette littérature. Un voyage de presse a sensibilisé une poignée de journalistes, qui sont devenus des relais attentifs au sein de leur rédaction.
De même pour certains éditeurs comme Laure Leroy, qui y a participé en 2012. "Tout le catalogue haïtien de la maison est né avec ce voyage en Haïti", explique la directrice de Zulma. Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain a été l’un des premiers titres de sa collection de poche, où elle a publié en avril Amour, colère et folie de Marie Vieux-Chauvet - dont Zellige édite toute l’œuvre - avant Le cri des oiseaux fous de Dany Laferrière en octobre. Elle nuance pourtant. "On ne peut pas parler de vague haïtienne comme de la tendance du polar nordique. Les lecteurs n’identifient pas ce mouvement, ce sont les auteurs, séparément, qui se font remarquer." Sabine Wespieser, qui se méfie des "homologations territoriales", confirme. "La langue de Yanick Lahens lui est propre, souligne-t-elle. Elle possède l’inquiétante et merveilleuse étrangeté de cette littérature écrite en français en dehors du territoire." A.-L. W.