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Cyril Dion : "Nous avons besoin des professionnels de l'imagination"

Cyril Dion - Photo Olivier Dion

Cyril Dion : "Nous avons besoin des professionnels de l'imagination"

Réalisateur, directeur de collection chez Actes Sud et auteur, Cyril Dion a accepté de devenir notre rédacteur en chef invité pour ce numéro spécial sur l'écologie. Il explique la bataille culturelle qu'il mène pour toucher le monde de l'édition, le pouvoir de la filière livre dans l'écologie et le rôle central des librairies et des médiathèques dans l'économie de demain. _ par Isabel Contreras et Anne-Laure Walter

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Par Isabel Contreras,
Créé le 08.03.2019 à 16h30

Livres Hebdo : Pourquoi avez-vous accepté notre proposition ?

Cyril Dion : Livres Hebdo s'adresse aux professionnels du livre, des personnes qui ont une responsabilité par rapport aux histoires qui sont racontées. Je n'ai pas l'habitude de m'adresser à ce public alors que je trouve nécessaire de faire passer un certain nombre de messages. Pour moi, nous avons une bataille culturelle à gagner pour faire évoluer la société, et elle passe évidemment par le livre et l'édition.

La source média référencée est manquante et doit être réintégrée.

Le livre est-il aujourd'hui un bon ou un mauvais élève en matière de développement durable ?

C. D. : Le livre en tant qu'objet est un élève moyen. L'offre surabondante est dictée par des impératifs de rentabilité et pas uniquement par des critères de qualité. Je discute avec des éditeurs, je collabore avec Actes Sud, je suis moi-même auteur et je ressens bien cette nécessité de faire du volume. C'est un problème. Par ailleurs, la chaîne du livre peut nettement s'améliorer, dans sa production, et dans le recyclage. Même si, sur ce dernier point, la situation s'est améliorée ces dernières années. Aujourd'hui, la plupart des éditeurs utilisent des papiers issus de forêts gérées durablement. Cependant, nous devons aller beaucoup plus loin. Nous devrions mettre en place des mécanismes de régénération dans certaines forêts et des quotas puisque, au-delà d'un certain volume, on épuise la ressource.

Pour vous, l'industrie du livre est un excellent levier pour réussir à développer l'économie de demain. Pourquoi ?

C. D. : L'industrie du livre a aussi un rôle à jouer dans la reforestation, l'un des éléments les plus importants dans la lutte contre le réchauffement climatique. Imaginons que les groupes éditoriaux français se réunissent et décident à l'unanimité d'utiliser du papier selon le principe de neutralité carbone. Cela obligerait les fournisseurs à transformer leurs pratiques pour éviter de perdre leurs principaux clients. Il faudrait une action commune pour que personne ne soit désavantagé. Sinon certains plaideraient la distorsion de concurrence. Cela demande une petite entente au nom d'une cause qui nous dépasse. Et la filière du livre a un sacré pouvoir.

Quel rôle peuvent jouer les libraires et les bibliothécaires dans l'économie de demain ?

C. D. : Nous avons besoin d'endroits où les gens se parlent, se rencontrent, échangent des idées. Notamment dans cette société où nous sommes isolés derrière nos écrans. Regardez le mouvement des « gilets jaunes ». De nombreuses personnes se rendent sur les ronds-points parce que c'est un lieu de rendez-vous, de lien social. Je retrouve aussi cette dimension dans des librairies et des médiathèques. Chez moi, à Dreux, la librairie La Rose des vents accueille des lycéens qui viennent traîner, se parler, organise des rencontres. Même constat dans les médiathèques où il y a des concerts ou des projections de films. Ce sont des endroits qui sont encore subventionnés, gratuits et ouverts à tous. Un public qui n'a pas les moyens d'accéder à la culture peut y arriver sans complexe grâce à des politiques culturelles ouvertes, dans des lieux de débat et de rencontre. Le bibliothécaire ou le libraire sont des maillons culturels et sociaux essentiels.

Comment jugez-vous l'offre éditoriale autour de l'écologie ?

C. D. : De plus en plus d'éditeurs se positionnent sur le créneau écologique. Les éditeurs spécialisés comme La Plage ou Terre vivante sont déjà là depuis longtemps, mais j'ai observé une évolution depuis 2011, moment où j'ai lancé la collection « Domaine du possible » chez Actes Sud. A l'époque de la création de Colibris en 2007, je me suis mis à la recherche d'un éditeur qui puisse nous accompagner. Parmi les personnes que j'ai rencontrées, il y a eu Jean-Paul Capitani. Je lui ai fait part de mon souhait de créer une collection sur un changement de paradigme, en rapport avec l'écologie. Il m'a répondu : « Vous arrivez comme l'eau sur la terre sèche ! Je veux moi aussi contribuer à changer la société ! » On a donc commencé par convaincre Pierre [Rabhi] de publier chez Actes Sud (il était auparavant chez Albin Michel). Sa notoriété grandissante nous a permis de réussir commercialement : ses deux premiers livres se sont écoulés à ce jour à plus de 450 000 exemplaires. Ces succès nous ont donné les coudées franches pour proposer d'autres ouvrages. En 2011, nous avons lancé les premiers titres. Ils ont marché timidement au début mais, petit à petit, on a commencé à poser des jalons et à obtenir des résultats. Parmi les meilleures ventes, on retrouve Manifeste Négawatt (2012) et Permaculture (2017).

Qu'est-ce qui a changé en huit ans  ?

C. D. : De plus en plus de maisons d'édition généralistes ont publié des livres sur le sujet, et certaines ont même lancé leur collection spécialisée. Je trouve toutes ces démarches positives, elles apportent de la diversité dans les rayons des libraires, notamment en ce qui concerne le pratique. Cependant, je pense qu'il est important de multiplier les livres qui vont beaucoup plus loin sur ces questions, et qui repensent la société en profondeur. Des livres qui prennent des positions politiques courageuses.

Qui est aujourd'hui en capacité d'écrire ce type de livre ?

C. D. : Des penseurs, des élus. Et il y en a déjà en France : Thomas Porcher, Raphaël Glucksmann, Thomas Piketty. Chez Actes Sud, nous allons publier le dernier livre de Karima Delli sur le « diesel gate » et un ouvrage signé par Eric Piolle, le maire EELV de Grenoble. C'est intéressant de traduire nos objectifs par des faits politiques.

Mais comment faire pour convaincre les lecteurs de s'embarquer dans l'économie de demain ?

C. D. : Sans doute, en racontant des histoires qui redonnent du sens. On continue à croire que la source du bonheur c'est l'argent, la consommation et l'accumulation de richesses. Nous avons besoin de changer de perspective.

Et la fiction contribuerait à ce changement de perspective  ?

C. D. : La fiction est très importante. Nous, êtres humains, passons notre temps à raconter des histoires. Nous ne sommes pas des êtres rationnels ou objectifs. Si on l'était, on identifierait les problèmes, on appliquerait des solutions et tout irait bien. Pourtant, nous interprétons la réalité. C'est en interprétant que nous donnons un sens à nos vies et que nous construisons des histoires, des fictions. Aujourd'hui, le capitalisme financiarisé a gagné la bataille des fictions contre la monarchie, le communisme, les religions. Cette histoire est devenue le récit dominant. A tel point que des milliards de personnes sur la planète veulent être partie prenante dans ce récit. Je défends que nous avons besoin de construire d'autres récits, de donner un autre sens à notre présence sur cette planète, au progrès, à la civilisation humaine, à notre interprétation de la nature. Et ce sens-là, nous pouvons le donner à travers des histoires. La fiction permet de partager une subjectivité. Yuval Noah Harari raconte dans Sapiens que l'argent, c'est la fiction qui a le mieux marché dans l'histoire. Tout le monde y croit. Qu'est-ce qui nous dit qu'un bout de papier vaut 20 euros et qu'on peut aller acheter des bananes avec ? Nous nous sommes donné des règles du jeu, des conventions. Elles sont si puissantes parce qu'elles sont partagées par la quasi-totalité des humains sur la planète.

Mais comment réussir à inverser les récits ?

C. D. : Les auteurs ont un rôle très important à jouer. Nous avons besoin de libérer l'imaginaire et de nous dire que ça pourrait être autrement que cela ne l'est aujourd'hui. Et pour ce faire, nous avons besoin de professionnels de l'imagination. Or, aujourd'hui, l'imaginaire est bloqué dans une tendance dystopique où les écrivains partent toujours d'un désastre, d'une attaque nucléaire, d'une catastrophe naturelle pour imaginer le monde de demain. La tendance est négative. En conséquence, nous n'arrivons pas à imaginer le futur autrement. Nous sommes très doués pour imaginer notre propre extinction, mais où sont les fictions dans lesquelles on imagine un avenir meilleur ? Nous avons aussi besoin de récits positifs, constructifs. Même si c'est toujours plus facile de susciter des émotions comme la peur, la colère ou l'effroi, il faudrait aussi produire des histoires faites d'amour, d'admiration, de curiosité ou de créativité.

EN DATES

23 juillet 1978

Naissance à Poissy.

2007

Création du Mouvement Colibris.

2011

Lancement de la collection « Domaine du possible » chez Actes Sud.

2015

Sortie du film documentaire « Demain », réalisé avec Mélanie Laurent.

2018

Sortie du film documentaire « Après-demain », réalisé avec Laure Noualhat.

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