De quelle librairie ont besoin les villes de taille moyenne ? Et comment s'y implanter, s'y fondre et s'y plaire ? Des centres-villes aux centres commerciaux, façon tiers-lieu ou non, en répondant à des appels d'offre. Citoyens et libraires partagent leur expérience.
« Libraires, installez-vous à Pont-de-l'Arche ! » « Ne disposant pas de librairie et afin d'élargir l'offre commerciale du centre-ville, Roissy Pays de France Agglomération et la ville de Gonesse lancent un appel [...] pour la création d'une librairie. » Depuis plusieurs années, des appels à projets lancés par les communes ciblent particulièrement la librairie. En 2021, La Flèche, commune de 15 000 habitants située entre Le Mans et Angers, manifeste elle aussi sa volonté de voir s'installer une enseigne indépendante en son cœur. « Il existait deux librairies quand j'étais enfant. Il y a trois ans, nous avions plusieurs surfaces commerciales, un espace culturel Leclerc mais plus rien en centre-ville. C'était un grand manque », raconte Carine Ménage, maire adjointe chargée de la culture, de la communication et de la démocratie participative. Alors conseillère régionale, elle échange régulièrement avec les représentants de Mobilis, le pôle régional du livre des Pays de la Loire, et de l'Association des librairies indépendantes en Pays de la Loire, dans le cadre d'attribution d'aides à la librairie. « À chaque fois, ils me demandaient pourquoi nous n'en avions pas à La Flèche. Tout ça, c'est à cause d'eux ! » rit-elle, en reconnaissant que « sans ces structures, [elle] n'aurait peut-être pas pensé ou osé cibler une librairie » pour occuper un local vacant mitoyen au cinéma. C'est par ses parents que François-Xavier Schmit, gérant de L'Autre Rive à Toulouse, a eu vent de cet appel. « Ils me l'ont envoyé comme un clin d'œil et ça m'a titillé », se souvient-il. Après avoir créé L'Autre Rive en 2008 et Albertine à New York en 2014, le libraire se laisse séduire par « le contexte rural, qui n'a rien à voir » et dépose une proposition « pour voir ». Un pari gagnant : Le Bruit des mots, qu'il pilote désormais à distance en « laissant les clés à Fabienne Boidot--Forget », ouvre ses portes à La Flèche en mars 2022. Son installation a été facilitée par cet appel à projet. « Il donne l'impression d'être partie intégrante d'un projet collectif de relance de l'hypercentre, souligne François-Xavier Schmit. Le local venait d'être refait, nous avons eu une aide financière modeste mais bienvenue et surtout, le jour de l'inauguration, une vingtaine de maires étaient présents. Cela aide pour lancer les premières commandes publiques. » « La librairie est un outil d'animation du centre-ville », affirme de son côté Carine Ménage, tout en plaçant le livre dans « un tout » composé d'une offre certes culturelle mais aussi marchande.
Pour le plaisir
De manière globale, le baromètre annuel du centre-ville et des commerces, établi par l'association Centre-ville en mouvement, laisse transparaître une forte volonté des citoyens et citoyennes pour trouver une librairie dans le cœur de leur commune. « On s'oriente vers un centre-ville plaisir : 90 % des Français et Françaises plébiscitent par exemple les terrasses de café. La librairie et le livre font clairement partie de cette quête », souligne Pierre Creuzet, fondateur de l'association. À ce titre, il encourage l'ouverture des enseignes hybrides - à l'instar des librairies-salons de thé - qui permettent d'offrir d'autres services qui manqueraient au territoire. Mais surtout, à l'en croire, faire ses achats en centre-ville reste un fort « acte engagé » de la part des citoyens et citoyennes. Autant de paramètres qui feraient naître « de plus en plus » d'envies chez les municipalités.
Si le marché du livre se tasse, « le boom des ventes après le Covid montre bien que les gens ne veulent pas voir leur librairie fermer », constate Laurent Parez, gérant de Dernier Rempart à Antibes et fondateur de la librairie du Cap à Saint-Laurent-du-Var. Le libraire en est convaincu : de par les animations, les enseignes indépendantes « participent à l'attractivité des centres-villes ». À Antibes, Dernier Rempart monte aussi des partenariats avec d'autres acteurs culturels comme le théâtre municipal. « Nous y avons créé un kiosque pour vendre des ouvrages lors de certaines représentations, et le théâtre accueille des rencontres », déclare Laurent Parez, qui a aussi créé les festivals Terrasses BD et Polar sur la ville. À Alençon, les animations du Passage représentent aussi un important levier pour attirer du monde dans le centre-ville. « Rencontres, dédicaces, ateliers artistiques, mini-conférences sur des thèmes historiques ou de bien-être, ateliers d'écriture... J'ai toujours développé une forte politique d'animation », indique le gérant Pierre Lenganey. À raison d'une soixantaine de manifestations par an, le libraire estime répondre à un besoin culturel des habitantes et habitants dans un centre « peu dynamique sur le plan commercial ». Selon lui, « sans Le Passage, devenu un point de rendez-vous, il existerait une motivation de moins pour se rendre dans le centre-ville ». Preuve du pouvoir d'attraction de son enseigne, Pierre Lenganey explique avoir le soutien de la municipalité et de la communauté urbaine d'Alençon. Fin 2023, le bailleur des locaux du Passage annonce son intention de vendre. « En février, la Foncière de Normandie a acheté les murs, grâce à une subvention de 50 000 euros accordés par la mairie, pour nous aider à nous maintenir », précise Pierre Lenganey qui n'est, de fait, « pas propriétaire des murs » de l'enseigne qu'il a reprise en 2017. Pour Cécile Bory, gérante de la librairie Georges (Talence), c'est simple : « Il faut que le libraire soit au cœur de ce qu'il se passe dans sa ville », et cela passe par des moments de rencontre avec les acteurs et actrices du tissu local. « Être moteur dans la ville permet de montrer que nous sommes des commerces ouverts et dynamiques, capables de se positionner, sous conditions, dans des manifestations organisées par une association ou la municipalité et éviter, parfois, d'être concurrencés par les zones commerciales qui ont détruit le cœur de ville », insiste-t-elle. En écho, Pierre Creuzet pointe que « la librairie a parfois du mal à se maintenir en centre-ville à cause de la concurrence des groupes installés en périphérie, mais aussi par certains loyers pratiqués en ville ».
L'indépendance serait-elle alors réservée aux centres-villes ? Avec la librairie du Cap, ouverte en juin dernier, Laurent Parez a fait un rare pas de côté. Celui d'ouvrir une enseigne indépendante dans un centre commercial. Après la « psychose Sauramps », en référence à la débâcle économique de l'enseigne montpelliéraine il y a presque dix ans, bien peu de monde croyait en son projet. « Les chaînes font un moins bon travail de défense du livre et auraient le droit d'être dans des centres commerciaux avec une clientèle captive, mais pas les indépendants ? » s'agace le libraire. Ce projet était pourtant « contre-nature » pour lui qui « ne va jamais dans les zones commerciales ». Alors que son enseigne s'apprête à souffler sa première bougie, il frôle son objectif d'enregistrer un chiffre d'affaires de 2,5 millions d'euros, et remarque déjà la présence d'une clientèle fidèle.