Selva Almada se souvient du jour où elle a entendu la nouvelle sur le poste de radio de la maison familiale de la province d’Entre Rios, frontalière de l’Uruguay au nord-est de Buenos Aires. C’était un matin de novembre 1986, elle avait 13 ans. Dans un bourg à une vingtaine de kilomètres de celui où elle habitait, une jeune fille de 19 ans, Andrea, étudiante en psychologie, venait d’être assassinée dans son lit d’un coup de poignard dans le cœur. Cette nouvelle a été "une révélation", écrit-elle : ainsi un danger mortel pouvait surgir au cœur du familier. "Durant plus de vingt ans, Andrea a été près de moi", note l’auteure d’Après l’orage (Métailié, 2014), traduite ici de nouveau par l’écrivaine Laura Alcoba. Elle part de ce meurtre jamais élucidé, et de deux autres crimes oubliés, tous commis dans les années 1980 sur des femmes jeunes et pauvres, pour construire un récit obsessionnel et décousu. Accablant et dérivant.
Les jeunes mortes fait le va-et-vient entre une forme d’enquête presque journalistique au cours de laquelle Selva Almada se rend sur les lieux des meurtres, recherche des témoins, rencontre proches et amis des victimes, consulte les archives et les dossiers d’instruction et, en parallèle, évoque des souvenirs plus personnels : un vieux guérisseur chez qui l’amenait sa grand-mère, les visites au cimetière lorsqu’elle était enfant, l’auto-stop pour rentrer chez soi pendant les années étudiantes. Elle parcourt cette Argentine de l’intérieur, rurale, ces villes "endormies jusqu’à cinq heures de l’après-midi", bordées de terrains vagues et de décharges, où l’on peut abandonner des cadavres. A partir de quelques traces, l’écrivaine imagine les dernières heures de Maria Luisa, 15 ans, retrouvée violée et étranglée dans la province du Chaco, reconstitue des bribes de l’histoire de Sarita, mère à 15 ans, prostituée par son mari. Comme certains membres désemparés des familles des victimes, l’écrivaine va consulter une voyante, "la Dame" qui tire les tarots.
Se relier intimement aux jeunes mortes pour les sauver de l’oubli a aussi ici un but politique : dénoncer la violence spécifique et ordinaire exercée sur les femmes, quand la pauvreté est une double peine, quand "rendre visite à un homme seul qui en échange donne un coup de main avec un peu d’argent est une forme de prostitution très courante dans les villages de province". L’impunité du "féminicide" qui inspire à l’écrivaine un récit d’une indignation sèche où s’opère aussi une "une sorte de réconciliation" avec les morts. Véronique Rossignol