Le plaisir que je peux éprouver pour la lecture est d’abord physique, lié à ce tête-à-tête avec un auteur. Ou avec soi-même puisque, comme le voyage, la lecture est un miroir tendu à soi et au monde, une recherche, une démarche. Il y a l’objet, sensuel pour moi, le papier entre les mains, non dénué d’une certaine vie, son odeur et celle de l’encre, à moins que ce ne soit lié à mon souvenir et à mon imagination maintenant que… Mais par exemple, en ce moment, c’est un vieux recueil des Journaliers de Marcel Jouhandeau que j’ai emporté avec moi, déniché en solde aux étalages de la librairie Delamain, place du Palais-Royal. Car ces vies en strates qu’un livre peut connaître font partie de mon plaisir. Ou cette vie tardive, quarante ans après être sorti, de se voir ouvrir, jauni. Comme une bonne bouteille qui a patienté. Je recherche ainsi les bizarreries, les textes inconnus, les auteurs injustement obsolètes. Je lis rarement les livres qui font « battage ». C’est un peu un vêtement un livre, et pour moi le vêtement n’est pas l’accessoire clinquant acheté pour parader, mais une relation quotidienne avec quelque chose qui vous devient une seconde peau, visible mais intimissime, qui peut vous raconter à qui sait observer.
Je partage peu avec les autres, ou simplement avec quelques amis appartenant au même phalanstère adepte de « sérendipité ». Enfin, si je suis bien conscient des difficultés actuelles ressenties presque dans ma chair, je ne peux hélas me considérer comme celui qui aura l’idée de génie susceptible d’infléchir la machine. J’aime l’idée des livres laissés sur les bancs. Mais je n’aime pas qu’un livre soit gratuit car on ne respecte pas ce qui est gratuit. Peut-être faudrait-il en proposer partout, comme des friandises, le long des queues à la caisse des supermarchés, mêlant ouvrages récents et volumes de bouquiniste, en vrac, pour tous les goûts, en mettre dans les salles d’attente des hôpitaux et des dentistes, à l’ANPE, dans les fast-foods, pourquoi les maisons d’édition ne passeraient-elles pas encore plus d’accords avec les transports en commun, les enseignes de restauration rapide, mais aussi les hôtels, les cafés, les salles de spectacle, partout où l’on attend. Il faut aussi le rendre attractif sans lui faire faire le trottoir, être hyperattentif à l’esthétique, la typo, le papier, l’image s’il y en a une. Laisser traîner ou plutôt aiguiser à mort nos antennes pour découvrir et donner leur chance à des auteurs, même si le succès n’est pas évident, utiliser l’ennemi, c’est-à-dire la Toile, pour faire connaître les livres, en donner l’envie, comme d’un poison auquel il serait dangereux de s’adonner.