A l’heure du mariage pour tous, la génération dite Y, ou les millennials - les enfants du millénaire qui ont eu 20 ans en 2000 -, aurait peine à croire qu’il fut un temps pas si lointain (jusqu’en 1982) où l’homosexualité était considérée par l’OMS comme une maladie mentale, un délit et, au-delà, un opprobre. "Phobie" ordinaire que trahit le lexique commun de l’injure : "pédé", "enculé"…
La société française a quand même évolué. Malgré quelques soubresauts de réaction conservatrice, on n’est plus sous de Gaulle. Entre-temps, un maire de Paris ouvertement gay a été élu, et l’on trouve des homosexuels qui ne s’en cachent pas jusque dans les instances dirigeantes du Front national. D’aucuns se retournent dans leur tombe. Quant au mariage gay, on aurait bien aimé connaître à son sujet l’opinion de Guy Hocquenghem militant, journaliste et écrivain mort du sida en 1988 et héraut, s’il en fut, de la libération homosexuelle, lu outre-Atlantique comme l’un des pères de la théorie queer grâce notamment à son essai écrit à 25 ans sous influence deleuzienne, Le désir homosexuel. A chacun de se faire son idée avec l’excellente biographie d’Antoine Idier, Les vies de Guy Hocquenghem : politique, sexualité, culture (Fayard). Le sociologue, né l’année de la mort d’Hocquenghem, y retrace l’itinéraire flamboyant d’un fils de bourgeois issu de la méritocratie républicaine, lui-même normalien destiné à une carrière d’universitaire que Mai 68 et sa sexualité ont détourné du droit chemin. D’une grande beauté, verbe haut, morgue aristocratique, fantaisie bohème, ce chantre de la contestation et théoricien sans concession est de tous les combats. Là où il sent l’oppression de la norme, il est contre : contre le "bourrage de crâne de la propagande hétéro" ("les hétéroflics"), contre le reniement des ex-gauchistes. Maoïstes, trotskistes, Gauche prolétarienne, Gouines rouges, Front homosexuel d’action révolutionnaire… c’est une atmosphère politisée à mort que fait revivre avec relief le biographe. De l’Ecole normale, à la "double vie" nocturne, aux dernières années où il est atteint par la maladie, voilà le portrait touchant de celui qui fit son coming-out dans un article du Nouvel Observateur en 1972. Concomitamment paraît, postfacé par Antoine Idier, Un journal de rêve : articles de presse (1970-1987), un recueil de ses contributions à Libé, Tout, Gai Pied Hebdo, où l’on goûte son panache de polémiste. Don Quichotte du minoritaire, Hocquenghem était singulier, monade et nomade assumés, contre toute réduction identitaire ou érotique (quelle salutaire lucidité que ce "Monsieur Sexe et Madame la mort…" : "chasteté, porno, même combat"). Pas sûr qu’il eût apprécié que le désir de l’autre soit aujourd’hui réduit au sigle LGBT. Sean J. Rose