Charlotte Salomon ne se résume pas à son destin tragique. Celui de la dernière étudiante juive des beaux-arts de Berlin, une jeune femme de 26 ans assassinée en 1943 à Auschwitz alors qu’elle était enceinte. Cette trajectoire funeste était au cœur du dernier roman de David Foenkinos, Charlotte, prix Renaudot et prix Goncourt des lycéens 2014, vendu à 430 000 exemplaires, qui paraîtra en version illustrée le 8 octobre chez Gallimard. C’est l’artiste totale que donne à voir Le Tripode en publiant le 1er octobre son autobiographie, testament artistique, Vie ? Ou théâtre ?, dans une édition intégrale qui se veut dans sa forme - un imposant livre d’art de 28 × 28 cm - la plus proche du projet de la peintre.
"Le musée d’Art et d’Histoire du judaïsme avait publié Vie ? Ou théâtre ? en accompagnement de l’exposition consacrée à l’artiste en 2006, mais cette édition a été pensée comme un catalogue alors que c’est un roman graphique. Cet ouvrage est capital pour l’art mais aussi dans l’histoire de la bande dessinée", explique Frédéric Martin, le fondateur du Tripode, pour qui cette publication représente un énorme investissement. "C’est le seul livre pour lequel j’ai fait une réunion d’actionnaires, car rien qu’en impression il fallait 30 tonnes de papier, des dizaines de milliers d’euros…", précise-t-il.
Secrets de famille
Réfugiée dans la région niçoise fin 1938, fuyant l’Allemagne nazie, Charlotte Salomon découvre que, depuis trois générations les femmes de sa famille, dont sa mère, se sont suicidées. Des révélations que son grand-père lui fait suite à la défenestration de sa grand-mère, et qui sont le déclencheur de son œuvre. Mettant en scène son double dans Vie ? Ou théâtre ?, elle raconte qu’"elle se vit donc placée devant ce choix : mettre fin à ses jours ou bien entreprendre quelque chose de vraiment fou et singulier". Cette entreprise folle et singulière, aujourd’hui éditée, naît alors chez elle pour conserver un équilibre mental et ne pas se laisser envahir par les pulsions de mort reçues en héritage. Dans ces conditions particulières de confinement et d’isolement, dans un pays qui n’est pas le sien, Charlotte peint 1 300 gouaches en moins de deux ans. Elle en sélectionne 800 et fixe dessus des calques sur lesquels elle calligraphie un récit, des dialogues et même des indications musicales constituant un ensemble qu’elle qualifie de "dreifarben Singelspiel" ("opérette aux trois couleurs"). Dans cet ouvrage en trois parties (prologue, partie principale, épilogue), elle raconte sa jeunesse, son milieu, la montée du nazisme et surtout, à travers le personnage du professeur de chant de sa belle-mère dont elle est amoureuse, une conception absolue de l’art qui permet d’atteindre "une vie plus vraie", faisant preuve d’humour et de gravité mais surtout d’une belle inventivité dans la forme, d’une maîtrise de l’articulation texte-image, d’une agilité dans le rythme et l’alternance de la valeur des plans. Surgit alors une œuvre dans son entièreté et son évolution en accéléré : des débuts influencés par l’expressionnisme allemand mais aussi par Chagall ou Modigliani, dont le style se transforme, s’épure vers l’abstraction.
"Je ne voulais pas en faire un document, explique Frédéric Martin qui a réduit l’appareil critique à son minimum. Il fallait publier le livre comme un roman, faire confiance à l’œuvre." Le défi éditorial n’a pas résidé dans la recherche des gouaches regroupées au Jewish Historical Museum d’Amsterdam, dépositaire de l’œuvre et de son exploitation. Sauvés par le médecin de Charlotte, les dessins ont été remis à ses parents après la guerre par l’amie à qui est dédié l’ouvrage. "Le gros enjeu pour nous était la conception graphique", note Frédéric Martin qui s’est adjoint les services de la graphiste Margaret Gray et de la fabricante Margherita Mariano qui, appuyée par un chromiste, a relevé le défi de rendre sur papier Canson la "couleur dense et pâteuse" qu’aucune édition à travers le monde n’avait jusqu’alors réussi à ressusciter.
Révélations
Cette publication, outre son apport artistique indéniable, porte un nouveau jour sur le caractère de Charlotte Salomon. En effet, l’ouvrage reproduit une lettre que Charlotte a écrite à son grand amour et mentor, le professeur de chant. Sa belle-mère, Paula, en a gardé toute une partie secrète en raison de la révélation finale de cette missive et ce n’est qu’après sa mort, à 102 ans, qu’un documentariste en dévoilera le contenu. "Cette lettre renverse la perspective pour tous ceux qui en font une victime, affirme Frédéric Martin, à rebours de la lecture qu’en a faite David Foenkinos. Charlotte Salomon n’est pas Anne Franck." Charlotte, dans cette dernière prise de parole qu’on a pu retrouver, se montre la femme sûre d’elle-même et de son projet artistique que l’on a vu naître dans son roman graphique et qui décide d’empoisonner son grand-père. Elle avoue : "Je savais où était le poison… Il agit pendant que j’écris. Peut-être est-il déjà mort. Pardonne-moi."