Il l’a déjà raconté : le mercredi 7 janvier 2015, c’était son anniversaire. Le jour de ses 43 ans et de la galette des Rois à Charlie Hebdo, son domicile professionnel depuis vingt ans. Sa chance et son fardeau de survivant, il les doit au fait d’être arrivé en retard à la réunion de rédaction, resté plus longtemps que d’habitude au lit avec sa femme. Dans Catharsis (en librairie le 21 mai), il a mis en planches ce matin-là. C’est l’avant-dernière histoire d’un récit dessiné qui devait faire 60 pages et en compte le double. Quant au personnage planté tout droit, en couverture, autoportrait aux grands yeux ronds de lucidité sidérée, il a surgi sous le crayon au 36, quai des Orfèvres quand, à la question policière "Racontez-moi ce que vous avez vu ?", dessiner ces "P’tits bonshommes" hébétés a été la seule réponse possible.
Ce livre de secours, comme on dit d’une trousse, commencé aux lendemains de l’attentat, suit les étapes d’une chute et d’une reconquête de soi. Journal introspectif, il s’est imposé pour ne pas se laisser étouffer, écrasé sous le chagrin et la charge symbolique de l’événement dont Luz a été parmi les premiers à relever les malentendus. Ce cheminement intérieur d’autoanalyse et de réappropriation, tout ça aussi, c’est dans Catharsis.
Dans ces planches en forme de saynètes titrées comme des nouvelles, on a parfois du mal à reconnaître le chroniqueur satirique. Le trait, d’une densité mais aussi d’une forme de douceur inédites, révèle un Luz moins connu, moins bavard, contre toute attente, graphiquement plus affranchi, comme si lui qui n’avait jusqu’ici jamais écrit de "grande histoire" avait trouvé, dans la mise en récit de sa vie fracassée, une forme pour articuler le drame individuel et le traumatisme collectif. "Dans ma tête, tous les sujets étaient là, politiques, amoureux, sociétaux, moraux, érotiques…"
"Ça m’a évité de perdre la tête"
Pendant presque trois mois, Luz a dessiné tous les jours, retravaillé ensuite les planches, derrière les volets fermés d’un appartement devenu planque. Il le confirme simplement : savoir dessiner, pouvoir redessiner, l’a sauvé. Et il mesure là encore la chance d’avoir eu cet "outil incroyable" - il nous reprend quand on lui propose le mot "arme" - pour traduire ce qu’il avait dans la tête, pour se "désobséder". "Un des nombreux psys m’a dit que, grâce au dessin, j’avais pu résoudre la majorité de mes problèmes post-traumatiques." Lui en est sûr : "Ça m’a évité de perdre la tête." Ce livre n’a donc jamais été "un projet", le terme implique trop d’intentions à froid. "C’était vital. Chaque dessin me permettait de poser une planche pour avancer au-dessus d’un pont où au-delà il y a le vide et au-dessous la guerre." Alors, il y a dans ces pages de nombreux visages de l’angoisse, de la paranoïa et même du pétage de plombs. Luz se représente sans ménagement en souris coincée derrière le radiateur, en loup-garou, en dingue… "Je voulais aussi me mettre à distance de moi-même, me foutre de ma gueule." Car être "hyper dramatique, [je] ne pouvais pas". Catharsis est d’ailleurs drôle, ou fait en tout cas sourire. Plus drôle que ne se l’était imaginé Alain David quand Luz lui a proposé d’être son éditeur. Luz souligne le paradoxe : "Je me suis aussi marré à le faire. Ça a été un vrai bonheur." Drôle, donc, sa boule au ventre qu’il a baptisée Ginette. L’inconnu qui devient une espèce d’ectoplasme à mesure qu’il ensevelit le dessinateur sous les encouragements et les louanges ("Le vampire") et le laisse seul et asséché. L’artiste amateur bien intentionné qui offre un crayon géant et toute sorte de cadeaux plus absurdes les uns que les autres. Les nombreuses formes de la surenchère dans une compassion ambiguë.
Catharsis est aussi un livre sentimental que traverse en héroïne magnifiée Camille, la compagne de Luz. Certains trouveront peut-être que, dans ce registre, le trait s’est trop attendri mais, dans une crudité stylisée, Luz relie surtout le sexe et le deuil, les ressources anxiolytiques, vitales, parfois désespérées de la libido. "Je ne pouvais pas ne pas parler de cul. C’est essentiel."
Un nouveau Luz
Le livre donne à voir, à côté du caricaturiste, un artiste plus complet. "Je me suis aperçu qu’il y avait un autre dessinateur au bout des doigts qui a dit maintenant c’est mon tour." Pas tout à fait un autre Luz, un nouveau Luz - on le trouvait déjà dans la série de nus exposés l’année dernière au musée de l’Erotisme à Paris ou dans les deux albums autoédités en complicité avec la photographe Stefmel, visions de concerts dessinées live. Plutôt un Luz déployant toutes ses dimensions, s’autorisant à mobiliser toute l’étendue de sa palette, l’élargissant même, introduisant la couleur par exemple, du rouge, surtout, et un peu de bleu, un vocabulaire rarement utilisé chez celui qui ne se juge pas un grand coloriste.
L’instinct de se tirer de là par le haut, par le beau. A la plume et à l’encre, sur un papier à fort grammage pour sentir la matière, pour trancher avec les crobards de presse "vite faits, vite lus". Des pages moins remplies, moins saturées de traits noirs. "Le blanc, c’est intéressant." Et le crissement de la plume pour seule musique puisque Luz, familier des dance floors, DJ à l’occasion, membre du duo d’électro-rock The Scribblers (les Gribouilleurs), auteur de deux BD dézinguant la chanson française, raconte que, bizarrement, il a été dur pour lui de réécouter de la musique, sa "béquille naturelle".
Catharsis contient l’énergie motrice de l’urgence. "Quand je veux dessiner le mouvement, je ferme les yeux et j’essaie de conserver cette perception rétinienne. Au fond, c’est ce qui reste pour moi de certaines scènes, des rêves ou des cauchemars : une perception rétinienne." La fusillade dont il a été témoin dans la rue est ainsi devenue une chorégraphie et "les deux mecs en noir", des silhouettes qui dansent. Il se souvient : ""Finis tes putains de traits", me disait toujours Charb". Charb, le vieux pote qu’il évoque dans un émouvant dialogue posthume.
Pas de risque chez lui de déni de réel, Luz pense qu’il a plutôt souffert d’un excès de réalité. "Il fallait que je m’affronte." Sa parade réflexe pour se délivrer de la peur. "Il fallait que je dessine les volets fermés. Les représenter, c’était transformer le réel en imaginaire." C’était "faire un transfert d’images". S’il voit cet album comme "une première ébauche de dialogue avec le lecteur", il dit aussi qu’il ne délivre pas de message, "ce qui est rare chez moi". "Juste une piste : ce qui nous sauve de la peur, c’est l’imaginaire. Ce qui nous sauvera, c’est un peu plus d’utopie." Pour cela, il a des Gébé au-dessus de son épaule. Le Franquin des Idées noires. Et tant d’autres attelles…
Les aventures d’un chien zombie
Catharsis n’aura pas de suite, assure Luz. "Quand il va sortir, je vais le relire une dernière fois puis je ne l’ouvrirai plus jamais. Et je vais pouvoir passer à autre chose." Autre chose ? Difficile de continuer à suivre en journaliste l’actualité, à tirer le portrait d’un Sarkozy qu’il s’était déjà juré, avant, de ne plus dessiner… "Je peux toujours y arriver. C’est technique, presque pavlovien. Mais ça me semble vain, parfois même intolérable." C’est ça aussi l’effet d’une efficace catharsis : libérer un désir d’aller vers d’autres horizons créatifs, rendre prioritaires des retrouvailles avec la légèreté perdue.
Des projets, Luz dit qu’il en a plein, dont l’écriture des aventures d’un chien zombie - il aime bien dessiner les chiens : il y en a un, couché sur le flanc, peinard, dans le rêve le plus serein, dessiné vers la fin du livre. Il ouvre sa chemise pour montrer furtivement l’animal en question qu’il s’est fait tatouer sur la poitrine, pour s’obliger à finir son histoire, un jour. Le chien a une bonne tête, ni flippante, ni flippée, pour ce qu’on en a vu. V. R.
Le redémarrage des Echappés
Avec la sortie le 16 avril du livre posthume de Charb, en 6e position des meilleures ventes essais, les Echappés ont repris les publications. Depuis l’attentat du 7 janvier, la maison d’édition de Charlie Hebdo (diffusée par Volumen), située dans les locaux du journal, gérait les réassorts massifs mais n’avait pas publié de nouveautés. "Nous redémarrons mais allons faire une année 2015 plus calme avec seulement cinq titres, explique Cécile Thomas, seule permanente, qui travaille pour le moment chez elle. Nous reprendrons le rythme normal, une dizaine de titres, en 2016." Dirigée par Riss, blessé dans l’attentat, la maison prévoit deux titres en septembre dans la collection "Lettre à" inaugurée par l’essai de Charb. Réunissant des coups de gueule documentés par un travail journalistique, elle accueillera un titre de Fabrice Nicolino sur l’agriculture prévu en janvier dernier et un autre d’Elise Fontenaille sur la Corée du Nord. L’éditeur, désormais représenté par un agent, compte par ailleurs développer les cessions à l’étranger. A.-L. W.
Charlie : témoins, analystes et militants
Une quarantaine de titres répondent aux attentats et au mouvement citoyen qu’ils ont engendré. Ils arrivent en librairie.
Trois mois après les attentats qui ont fait dix-sept victimes et décimé la rédaction de Charlie Hebdo, trois mois après la mobilisation sans précédent autour de la liberté d’expression, l’émotion et le recueillement ont laissé la place à la réflexion. Une onde de choc en librairie avec l’arrivée de près de 40 ouvrages dans les prochaines semaines, autant de témoignages sensibles d’écrivains et dessinateurs, d’analyses d’intellectuels, que ces événements ont fait naître.
Les premiers à nourrir la réflexion sur l’état de la société française, révélé par les événements de janvier, sont deux absents, morts le 7 janvier, Charb et Bernard Maris, dont les voix résonnent à nouveau dans des textes qui viennent de paraître, le premier le 16 avril aux Echappés, le second le 22 avril chez Grasset. Le directeur de publication de Charlie Hebdo avait en effet terminé le 5 janvier Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes, un texte visionnaire sur le mauvais emploi du terme "islamophobie" qui porte déjà les réponses aux questions qui ont été soulevées par ces attentats. Quant à l’économiste, il avait remis le 2 janvier à son éditeur un ouvrage "plein d’optimisme", Et si on aimait la France, dans lequel il s’élève contre le très à la mode "France bashing" et lance un cri d’amour à la République.
Paumé
Pour ceux qui restent, les textes sont une nécessité pour apaiser la douleur, canaliser la colère, retrouver un sens. Ils prennent le crayon car ils ne savent réagir qu’ainsi. Tout comme Luz, Joann Sfar qui "se sen[t] autant paumé que [son] pays", a couché dans des carnets, où il alterne dessins et textes, ses réflexions philosophiques et politiques mêlées à ses questionnements intimes. Delcourt les réunit le 27 mai dans Si Dieu existe. Pour l’historien Patrick Boucheron et l’écrivain Mathieu Riboulet, peu enclins à parler d’actualité, il s’agit avec Prendre dates, à paraître le 13 mai chez Verdier, de "réapprendre à poser une voix sur des choses".
Mathieu Lindon publie, lui, le 4 mai chez P.O.L, son journal Jours de "Libération" débuté le 4 novembre, pour raconter la clause de cession à Libération où il travaille depuis trente ans. C’est à ce moment-là qu’il va être percuté par l’actualité du 7 janvier. Il raconte les jours qui suivent, l’inquiétude pour Philippe Lançon, son collègue, blessé dans l’attentat, l’accueil de Charlie Hebdo dans les locaux du journal, la sécurité accrue, la solidarité de la rédaction. Très sensible aussi, l’essai de Jeannette Bougrab, Maudites (Albin Michel, 13 mai), qui présente une défense des femmes violentées au nom de l’islamisme radical, et se transforme sur les quarante dernières pages en un témoignage sur son histoire d’amour avec Charb, "lui, l’éternel adolescent d’extrême gauche, moi la mère célibataire de droite". Les proches de Charb avaient nié leur relation, juste après son décès.
Le choc de ces attentats a fait naître un besoin de comprendre le monde et son évolution. D’ailleurs, de nombreux éditeurs de sciences humaines témoignent de volumes de ventes inédits depuis janvier pour des essais assez pointus de philosophie ou d’histoire des religions. Abdennour Bidar, penseur reconnu d’un islam pacifique, a été l’un des premiers à réagir à ces événements avec Plaidoyer pour la fraternité le 18 février chez Albin Michel, tandis que les Liens qui libèrent ont publié sa Lettre ouverte au monde musulman le 1er avril.
Matière à réflexion
Les intellectuels essaient de transformer ce chaos en matière à réflexion à l’instar de Penser le 11 janvier (L’Aube, 6 mai) dans lequel Nicolas Truong, responsable des pages Idées du Monde, réunit les textes de 14 auteurs dont Alain Badiou, Jacques Julliard, Pierre Rosanvallon et Alain Touraine. Un mois auparavant, Edgar Morin avait signé avec Patrick Singaïny Avant, pendant, après le 11 janvier (L’Aube).
La défense de la liberté d’expression, motrice des millions de marcheurs du 11 janvier, se trouve au cœur de la réflexion de Caroline Fourest qui publie Eloge du blasphème le 29 avril chez Grasset. L’essayiste, qui a travaillé six ans à Charlie Hebdo, a vécu de l’intérieur l’affaire des caricatures en 2006 et clarifie la ligne de fracture entre droit au blasphème et incitation à la haine. Une notion qu’aborde l’artiste Mounir Fatmi avec Ariel Kyrou dans Ceci n’est pas un blasphème, le 6 mai aux éditions Dernière marge.
Dans Qui est Charlie ? (Seuil, 7 mai), l’historien Emmanuel Todd identifie les voies possibles d’un retour à la véritable République, tandis que le philosophe slovène Slavoj Zizek a écrit un essai à chaud, Quelques réflexions blasphématoires : islam et modernité, traduit le 6 mai chez Jacqueline Chambon.
Enfin, la question de l’éducation, au cœur des débats, se retrouve dans "Ce jour-là, j’ai commencé à détester les terroristes" de Cypora Petitjean-Cerf (Stock, 29 avril) et dans Je ne capitule pas de Marie-Sandrine Lamoureux, à paraître chez Don Quichotte à la rentrée. Car l’onde de choc n’a pas fini de se propager.
A.-L. W.