Il est assez rare qu'un auteur puisse, en toute souveraineté, se faire l'exégète de son propre projet littéraire. Et puisque tout ce qui est rare est cher, saluons sans réserve la manière dont, à propos de son nouveau livre Journal de nage, Chantal Thomas s'y emploie. Que l'on en juge : « Peut-être parce que j'ai tellement désiré cet été, je voudrais ne pas le laisser filer sans tenter de le fixer, sans chercher à en retenir quelque chose dans la nasse de mes phrases. J'ai envie de poursuivre autrement l'entreprise, paradoxale, entamée avec Souvenirs de la marée basse, portrait de Jackie, ma mère, en nageuse, de saisir l'insaisissable, de doter d'une mémoire ce qui, se traçant sur les flots, est voué à l'effacement immédiat. Je tends à rejoindre le monde, à célébrer sa splendeur dans son éclat le plus fugitif, dans la puissance même du présent − tout en chérissant les fantômes du passé. » Tout est dit, tout sera écrit et qu'il en soit fait selon sa volonté.
Résumons tout de même à notre tour, mais avec les seules armes des signes laissés par le réel. Ce serait donc un été, celui de l'année 2021 ; un été en temps de pandémie. Ses lecteurs le savent, Chantal Thomas a de la solitude un usage plutôt hédoniste, presque joyeux. Seulement, celle-ci, dès lors qu'elle est imposée pour cause de confinements et non choisie, est d'une nature toute différente. L'écrivaine se doit d'en redécouvrir, presque à l'aveugle, les nouveaux contours. Ce sera à Nice, la ville qu'elle s'est choisie comme havre et refuge dans son âge adulte (si tant est qu'adulte soit un terme qui convienne à cette femme qui refuse au fond si joliment de l'être) comme les plages du bassin d'Arcachon le furent de son enfance. L'été, cet « invincible été » qu'après Camus elle traque, fera son office. Ainsi que la fréquentation fraternelle des textes et surtout celle du Journal de Kafka, compagnon indéfectible de son état finalement encore une fois bienheureux de déshérence. D'autres bains, d'autres textes aussi viennent lui tenir compagnie. Voici que l'on croise Les travailleurs de la mer d'Hugo, Joan Didion, Anne Dufourmantelle, Barthes bien sûr, Florence Delay, autant de frères et sœurs invisibles dans le domaine de la sensation pure... Il y aura aussi un concert dans un jardin, la rencontre sur les ondes avec la nageuse Malia Metella, des dîners dans le soir azuréen et cette ville, Nice, où flottent encore les voix de ceux qui en furent les voyageurs majuscules, notamment au XIXe siècle.
Tout ceci dessine comme une réconciliation au monde qui passerait d'abord, jour après jour et de bain en bain, par une réappropriation du corps et de la façon dont il convient de le laisser « nous penser ». À travers joies et tristesses. L'auteure y décline, avec toute l'élégance de sa discrétion, ses deuils capitaux : celui, fondateur, du père et désormais celui de la mère, cette éternelle baigneuse. En somme, pour paraphraser Rimbaud, elle est retrouvée, l'éternité ; c'est la ligne d'horizon de la Méditerranée qu'une nageuse scrute au large de la promenade des Anglais.
Journal de nage
Seuil
Tirage: 15 000 ex.
Prix: 17 € ; 160 p.
ISBN: 9782021504590