Le Parlement a manqué une belle occasion, le 27 janvier dernier, de mettre fin à un révisionnisme sanitaire, sinon scandaleux, à tout le moins parfaitement ridicule. Je veux bien sûr parler de ce zèle imbécile qui avait fait se volatiliser, sur des affiches, ou des couvertures de catalogues, cigarettes ou pipes de personnalités célèbres. Le député Didier Mathus (PS) avait pourtant déposé une proposition de loi qui tendait à modifier le cadre de la loi du 10 janvier 1991 pour l’adapter à l’ « exception culturelle ». Pour mémoire, la propagande ou la publicité, directe ou indirecte, en faveur du tabac, sont interdites par la loi n°91-32 du 10 janvier 1991, dite « loi Évin », qui inaugura en son temps une politique beaucoup plus ferme de lutte contre le tabagisme en France. Lors du vote de ce texte, voici tout juste vingt ans, l’intention du législateur semblait parfaitement légitime, dans la mesure où elle tendait à protéger des objectifs de santé publique. Mais la loi du 10 janvier 1991 a été interprétée ensuite de manière extensive, et au-delà de la publicité, ce sont les œuvres culturelles qui ont été affectées. De multiples exemples témoignent d’une interprétation caricaturale du champ d’application de la loi Evin. Ainsi, la Poste a édité en 1996, dans le cadre de l’hommage rendu par la France à André Malraux , pour le vingtième anniversaire de sa mort, un timbre à l’effigie de l’écrivain et ancien ministre de la Culture du général de Gaulle. Mais l’image choisie — une reproduction de la célèbre photographie de la portraitiste Gisèle Freund —, avait subi une réelle mutilation, la cigarette d’André Malraux ne figurant plus entre ses lèvres. La Poste a alors expliqué cette décision par la volonté de ne pas promouvoir la cigarette, estimant ainsi respecter les objectifs de la loi Evin. De la même manière, en 2005, les graphistes ayant travaillé sur le catalogue de l'exposition de la Bibliothèque Nationale de France consacrée à Jean-Paul Sartre à l'occasion du centenaire de sa naissance, s’étaient crus autorisés à gommer la cigarette qui quittait rarement ses doigts. Cette dérive dans l’application de la loi Evin est allée encore plus loin en 2009, au sein de l’espace d’affichage de la Régie Autonome des Transports Parisiens ( RATP ). En effet, sur l’affiche de l’exposition consacrée à Jacques Tati à la Cinémathèque française, ce dernier y avait perdu sa pipe au profit d’un ridicule moulin-à-vent. Métrobus, la régie publicitaire de la RATP, avait justifié ce subterfuge par la volonté d’interdire toute publicité indirecte pour le tabac, considérant cette approche conforme aux objectifs de la loi Evin. Enfin, cette interprétation extensive de la loi Evin s’est également manifestée dans la déformation de certaines affiches d’œuvres cinématographiques. Par exemple, en 2009, Métrobus (encore) a mis en cause la présence de fumée de cigarettes sur l’affiche du film Gainsbourg, vie héroïque de Joann Sfarr . De même, la représentation de Coco Chanel avec sa cigarette sur l’affiche du film d’Anne Fontaine Coco avant Chanel , a été refusée par la régie publicitaire de la RATP, celle-ci se prévalant une nouvelle fois du respect de la loi Evin. On voit bien que l’interprétation exagérée de la loi Evin risque de conduire à la censure d’œuvres culturelles contemporaines. A ce compte-là, en effet, pourquoi ne pas imaginer de voir interdites à la publicité et à la mise en vitrine des librairies (comme naguère les ouvrages érotiques) des romans dont le seul tort serait de mettre en scène des personnages adeptes de la clope ? De même, on peut très bien redouter que les œuvres cinématographiques ou de fiction télévisuelle se retrouvent un beau jour totalement expurgées de personnages fumeurs. Il n’est pas sûr que la santé publique y gagnerait grand-chose. La représentation du réel, en revanche, en prendrait un sacré coup. Or, les falsifications de l’histoire, la censure des œuvres de l’esprit, la dénégation du réel, sont plutôt connues comme l’apanage des régimes totalitaires. Qu’ils en restent la marque infamante ! Le goût prononcé des sociétés occidentales pour un hygiénisme normatif de plus en plus coercitif ne doit pas servir de caution à de telles dérives. C’est pourquoi le député Didier Mathus proposait d’intégrer à l’article L. 3511-3 du Code de la santé publique un nouvel alinéa en faveur des « œuvres artistiques ou culturelles mises à disposition du public au sein desquelles figure une image ou une référence liée au tabac, non financées directement ou indirectement par l’industrie du tabac, et qui n’ont pas pour objet d’en faire la publicité ou la propagande. » Lundi 19 janvier, la plupart des députés UMP avaient rejoint sa proposition de loi, qui avait ainsi été adoptée en commission. Las, une semaine plus tard, l’Assemblée retoquait ce texte de bon sens. C’est qu’entre-temps, les anti-tabac étaient montés au créneau. le Haut conseil de la santé publique avait publié un avis défavorable faisant valoir que la proposition « pourrait constituer un cheval de Troie permettant de développer le marketing ». En d’autres termes, selon le Conseil, la proposition de Didier Mathus ouvrait la voie « à un détournement de la loi Evin ». Pire : Claude Evin lui-même, le père de la loi portant son nom, dénonçait « une manipulation de l'industrie du tabac, mais aussi des professionnels de la publicité ». Et la secrétaire d'État à la Santé, Nora Berra, enfonça le clou : « Toutes les affaires de censure présentées dans l'exposé des motifs sont le fait d'initiatives d'organismes interprofessionnels ou d'opérateurs de droit privé, et ne correspondent pas à une censure imposée par le code de la santé publique. » N’empêche : le gouvernement a toutefois reconnu qu’il existait bel et bien un « vide juridique » pour la protection des œuvres culturelles à teneur en nicotine. Et il s’est engagé à rédiger « rapidement » une circulaire qui devrait empêcher, à l’avenir, toute nouvelle mutilation intempestive. D’ici, là, il ne reste plus qu’à patienter — en s’en grillant une !