Filons quelque peu le petit sujet franco-américain abordé la semaine dernière : qu’est-ce qu’il reste (d’une culture, de la littérature)… eh bien, le fond. En librairie, c’est ce que nous vendons principalement en été quand il n’y a presque pas de nouveautés. Certains s’en vont en vacances avec les livres de l’année qu’ils n’ont pas eu le temps de lire, d’autres s’attachent à une langue ou un continent pour un voyage, beaucoup partent avec des livres auxquels ils pensent depuis des années, qu’un ami a lu, aimé, un classique qu’ils n’ont encore jamais osé ouvrir, relisent des textes qu’ils ne sauront jamais par coeur, découvrent des auteurs, des genres entiers qu’ils ne connaissent pas encore. Tout ça avec du fond, poche ou grand format. Et, tout au long de l’année, c’est ce qui contribue (largement je crois) à faire vivre une librairie, une maison d’édition, un auteur, un lecteur. C’est ce qui restera toute notre vie, les strates d’expériences accumulées, des histoires, réelles et imaginaires, enchevêtrées. Bien malin celui qui pourra dire des littératures d’aujourd’hui lesquelles seront le fond de demain. Bien sûr il lui faudra des marges et des mélanges, comme toujours. Et il sera indissociable de ceux qui continueront à le faire vivre, perpétueront la transmission - la « Mission » des Professionnels du Livre, qui ne changera jamais, dans le fond. Alors, plus précisément, examinons donc le type de marge, de mission, qu’est celle de M. Kline, héros de La Confrérie des Mutilés de Brian Evenson (collection Lot 49, Le Cherche Midi). M. Kline n’est pas un Clone, mais ressemble à bon nombre de personnages underground, il est fatigué, un peu déprimé, et sort de ce qui semble avoir été une mission d’infiltration (on ne le saura pas clairement) avec quelque chose en moins : sa main droite. Mais le téléphone sonne et il mettra bientôt les pieds dans une étrange assemblée de mutilés volontaires, sorte de secte pentecôtiste (cf. Les nouvelles chroniques de San Francisco , épisode 2) où moins on a d’extrémités corporelles, plus élevée est la position hiérarchique ! Moins c’est plus, ou : plus c’est moins, et : un orteil vaut-il un bras ?, il y a débat, et notre ami va se retrouver tiraillé, embrigadé, piégé de toutes sortes, réduit à d’extrêmes activités… Passées les trente premières pages où les éléments de l’histoire se posent, on est entraîné dans une enquête hallucinante qui devient course-poursuite religieuse et métaphysique, tour à tour inquiétante et drôle, tenu par un suspense haletant. Lu d’une traite, si l’on n’a peur ni du sang, du trash, ou du questionnement intérieur, c’est excellent. Ça tire, ça brûle, et sans dévoiler la fin qui mériterait un beau commentaire sur le sens du récit d’Evenson, même s’il n’est pas à mettre entre toutes les mains, j’aimerais bien tomber sur ce genre d’inclassable plus souvent. Ce qui motive M. Kline, c’est l’envie de s’en sortir, de sortir de toutes les boîtes étiquetées dans lesquelles on voudrait l’enfermer. Il se trouve, comme l’auteur ici, dans la marge, parmi les fous et les infréquentables, pas parmi ceux qui ont érigé un dogme et des systèmes de croyance et de vie. Ce type de marge n’est pas fermée sur elle-même, elle ne demande qu’à nous accueillir. Pour cela, il faut trancher dans nos habitudes. C’est ainsi que bien des choses peuvent se renouveler, en acceptant une part éternellement échappatoire, une part étrangère à soi-même, en étant soi-même un autre. Alors tranchons, tranchons ! Il restera toujours quelque chose. Il serait mesquin de réduire un homme, une culture, à une quelconque (prétendue) suprématie ; serait-il à terre qu’il vaudrait mieux le pleurer que le comparer à un autre. Monsieur Kline se bat. Nous aussi.