À Cannes, les cinéphiles ont plié bagage. Le festival s'est terminé le 27 mai, alors que Justine Triet, ovationnée, recevait une Palme d'or pour Anatomie d'une chute. Le film de procès créé par la cinéaste a conquis le jury présidé par Ruben Ostlünd, mais dans les autres coups de cœur de ces derniers, deux adaptations d'œuvres littéraires sont sorties du lot.
The Zone of Interest s'en tire avec les honneurs
Il a traversé la sélection officielle comme une comète, et sa présence dans le palmarès avait des allures d’évidence. Le réalisateur britannique Jonathan Glazer est reparti avec le grand prix pour The Zone of Interest, une adaptation du roman éponyme de Martin Amis paru en 2015 aux éditions Calmann-Lévy en France. Par une cruelle ironie du sort, l’auteur nommé deux fois au Booker Prize est décédé le jour de la grande première, à l’âge de 73 ans.
Quand Stanley Kubrick a réalisé Shining en 1980, Stephen King a estimé qu’il s’agissait d’un bon film, mais d’une mauvaise adaptation. Peut-être que Martin Amis aurait pensé la même chose du Zone of Interest de Glazer. Peu de choses relient les deux œuvres, si ce n’est leur cadre, Auschwitz, et certains personnages. Même la signification du titre peut s’interpréter différemment. La fameuse « zone d’intérêt » désignait Auschwitz dans le vocable des nazis. L’écrivain et le cinéaste détournent le terme pour poser une question – quel intérêt y a-t-il à étudier cette zone ? Et leurs réponses diffèrent. Quitte à choquer, Amis se place en spectateur, assis aux premières loges d’un théâtre où se jouent intrigues amoureuses et autres marivaudages (et notamment un triangle amoureux entre un caporal, sa femme et un officier). Ce parti pris engendrera même la frilosité de certains éditeurs. Glazer, lui, livre une observation clinique des habitants de la région, dont la banalité contraste avec l’horreur dont ils sont témoins.
La mise en scène de La Passion de Dodin-Bouffant célébrée
Quand le cinéma remet un classique du XXe siècle au goût du jour. Le lauréat du prix de la mise en scène, La Passion de Dodin-Bouffant de Trần Anh Hùng, est adapté librement du roman de Marcel Rouff La Vie et la Passion de Dodin-Bouffant, gourmet, publié dans sa version définitive en 1924 et réédité cette année par Menu Fretin (11 mai).
Initialement, l'œuvre de Marcel Rouff dépeint comment Dodin-Bouffant recherche une remplaçante à sa cuisinière tant aimée, Eugénie Chatagne. La Passion de Dodin-Bouffant laisse de côté la vie du gastronome bien-né dont il est question dans le titre pour ne garder que la passion.
Il imagine l’élévation de l’art culinaire au rang d’art. Elle se déguste dans les manoirs de la France du XIXe siècle, dans un silence respectueux, parfois interrompu par de bons mots proférés par des hommes de la bonne société. Mais l’adaptation de Trần Anh Hùng se désintéresse rapidement de ces soupers mondains, car son intérêt est autre. Son regard de réalisateur s’invite dans les cuisines, là où la vraie magie opère, dans un ouragan de fumées, de marmites que l’on égoutte et de mets que l’on cuit. La nourriture n’y est pas un outil de distinction sociale, elle est le vecteur des émotions les plus profondes, à commencer par l’amour, celui qui lie Dodin à sa domestique Eugénie. Qu’ils cuisinent ensemble ou l’un pour l’autre, chaque repas est une déclaration et un prétexte pour défendre la culture française de la bonne chère.
La Passion de Dodin-Bouffant honore donc la mémoire de Marcel Rouff, qui a consacré une partie de sa carrière littéraire à la gastronomie et cofondé l’Académie des gastronomes avec Curnonsky. À noter que le récit avait déjà été adapté, en bande dessinée cette fois, par Mathieu Burniat en 2014 chez Dargaud.