Bruno Doucey n'est pas Arthur Rimbaud. Si, comme l'adolescent aux semelles de vent, le cofondateur des éditions éponymes - avec sa compagne Murielle Szac - concède avoir parfois la tête dans les étoiles, il a aussi et surtout les pieds bien ancrés dans le sol. Condition, il est vrai, sine qua non pour tout éditeur, a fortiori de poésie. « Notre petit succès repose sur deux choses a priori incompatibles : le pragmatisme comptable et la faculté de nous lancer dans des paris éditoriaux audacieux », résume Bruno Doucey. D'audace, la maison d'édition a prouvé à maintes reprises depuis sa création en 2010 qu'elle ne manquait pas : le recueil bilingue innu-aimun/français Née de la pluie et de la terre de la poétesse amérindienne Rita Mestokosho ou l'anthologie de poésie en langue des signes Les mains fertiles témoignent d'un goût certain pour l'aventure. Et pour le succès : performance rare dans le domaine poétique, les livres des éditions Bruno Doucey ne sont jamais tirés à moins de 1 000 exemplaires et affichent des ventes moyennes de 1 300 unités. Leurs auteurs phares, pour beaucoup des femmes, s'appellent Jeanne Benameur, Margaret Atwood, Maram al-Masri ou Yvon Le Men et ont souvent une carrière de romancier par ailleurs. Ils attirent de ce fait un lectorat qui n'a pas forcément pour habitude de lire de la poésie et participent de la volonté de l'éditeur de réduire la fracture entre cultures savante et populaire. « Il ne peut pas y avoir que la poésie hermétique d'un côté et le slam des banlieues de l'autre, nous voulons parler à tout le monde », explique Bruno Doucey, fort de son expérience aux éditions Seghers qu'il a dirigées dans les années 2000.

Une place centrale accordée à l'oralité

Loin de tout fantasme autarcique et à raison d'une vingtaine de nouveautés par an - pour quelque 1 500 manuscrits reçus -, l'éditeur a bâti un catalogue de 180 titres autour de ce qu'il appelle ses quatre points cardinaux : un tropisme marqué pour les poésies du monde (40 % des recueils parus sont en édition bilingue) ; la volonté revendiquée de s'adresser à un public le plus large possible (la fracture à réduire) ; le choix d'auteurs conjuguant lyrisme et engagement et enfin une place centrale accordée à l'oralité. Ce dernier aspect en particulier, sans doute le plus important, est l'une des clés de son succès. « Une grande part de notre travail consiste à trouver des lieux où les poètes vont pouvoir rencontrer leur public. Nous aimons faire entendre leurs textes », souligne Bruno Doucey. Près de 150 lectures sont ainsi organisées chaque année en librairie, à la plupart desquelles assistent Bruno Doucey ou Murielle Szac. Typique de ces poètes liseurs, le breton Yvon Le Men a connu en 2019 la consécration du Goncourt de la poésie pour l'ensemble de son œuvre.

Le succès des éditions Bruno Doucey doit aussi beaucoup à leur charte graphique immédiatement identifiable, œuvre du studio strasbourgeois Dans les villes. Volontiers flashy, sans craindre de recourir aux teintes fluo, les couvertures arborent toutes le même tramage en diagonal et des titres verticaux. « Nous n'avons voulu ressembler à personne », rappelle l'éditeur. L'unité formelle des ouvrages est commune à l'ensemble des collections avec simplement des variantes comme dans les collections jeunesse « Poés'histoire » et « Poés'idéal », dirigées par Murielle Szac et plus illustrées.

Un livre-anniversaire pour les dix ans de la maison

Les éditions Bruno Doucey devaient fêter leurs dix ans au printemps. Le confinement a repoussé les célébrations à l'automne avec l'organisation simultanée, le 10 octobre dernier, de lectures dans dix librairies françaises. L'éditeur a publié pour l'occasion un livre-anniversaire intitulé Un bateau nommé poésie, manière de revenir sur son parcours, de mettre en avant dix poèmes emblématiques de son catalogue et d'annoncer les publications à venir. Crise sanitaire oblige, le programme 2021 sera restreint à une quinzaine de livres. La petite entreprise, qui compte trois salariés et clôture ses comptes fin juin, a réalisé un chiffre d'affaires net éditeur de 200 000 euros. C'est moins que l'exercice précédent - le confinement et son cortège de lectures annulées sont passés par là -, mais Bruno Doucey reste confiant dans l'avenir : « Nous allons un peu réduire la voilure pour mieux nous concentrer sur les titres que nous publions et faire en sorte qu'ils atteignent plus rapidement leur point mort ». Les pieds sur terre, toujours.

05.11 2020

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