Dans cette fable bien sentie sur la place du livre dans la société, il prend pour cadre une petite librairie de quartier, donne aux livres le pouvoir de parler et de se rebeller à l’arrivée d'une nouvelle fournée de rentrée littéraire, dressant le tableau d’un monde de la librairie en pleine mutation.
Extraits.
De vulgaires boutiquiers
“Un débat s'engagea où il fut question de tirages, de campagnes de presse et d’à-valoir d’éditeurs. On s’y traitait volontiers de jaloux, d’aigri, de plagiaire ou d’invendu – un lecteur passant par là eût sans doute été choqué : on prêtait tant de noblesse aux romans, qui aurait imaginé les entendre épiloguer comme de vulgaires boutiquiers ? Ces chicaneries étaient pourtant une tradition des salons littéraires – et les livres, qu’on se le dise, aimaient les traditions. Chaque semaine les débats étaient les mêmes, seuls changeaient les titres et les chiffres.
– Au fait, quelqu’un a vu la liste des nouveautés pour la semaine prochaine ? lança un thriller psychologique, pressé d’évaluer la concurrence à venir.
[...] L’objet de toutes leurs craintes était caché dans le noir, à quelques mètres, derrière la porte de la réserve : c’était un gigantesque carton qui était arrivé la veille, porté en grimaçant par la jeune apprentie. Ils ne se faisaient aucune illusion sur son contenu, et pour cause : depuis leur sortie de l’imprimerie, tous avaient connu le même début dans la vie, serrés comme des sardines dans un de ces cartons que le libraire déballait en râlant, lui aussi, que décidément il y en avait trop. Ils l’avaient bien entendu, tout à l’heure : lundi serait le jour des retours.”
Comme le curé avant lui
“Quand tout avait-il basculé ?
Le vieux libraire s’était maintes fois posé la question, en vain. Tout avait dû glisser, peu à peu, sans qu'il s'en rende compte, puis un jour, comme le curé avant lui, il s'était aperçu que sa clientèle avait vieilli.
Etait-ce lui, ou le monde autour qui avait changé ? Il y avait des deux, sans doute. De nouveaux autours étaient arrivés, qui puisaient leur inspiration à la télévision ou dans les magazines. Le libraire y prêtait de moins en moins attention. Dans le même temps, une nouvelle génération d'actionnaires avait pris les commandes des maisons d’édition. L’œil rivé sur leur livre de comptes, ils publiaient sans cesse, sur du papier médiocre, des livres voués à l'échec pour couvrir les frais des précédents. Et s’ils flattaient en public le travail formidable des libraires de quartier, c’était pour mieux bourrer leurs cartons d'exemplaires que ces derniers n'avaient pas commandés et qu’ils devraient renvoyer à leurs frais. Dans le milieu, on parlait de cavalerie éditoriale et d’offices sauvages : le monde du livre s’était mis à ressembler à un far west, une série de fuites en avant déguisées en ruée vers l’or.”
Un sympathique anachronisme
"Le fils du libraire avait été élevé dans les livres. Ils lui avaient appris à rêver, à raisonner, à écrire, à se projeter. Plus tard, ils l'avaient mené vers des études prestigieuses qui l'avaient propulsé dans des bureaux tout de verre et d'acier où sur des écrans se dessinaient les contours du présent.
Les grands de ce monde s'arrachaient le fils du libraire. Ils aimaient ses yeux clairs, sa culture, son menton insolent, son succès et sa confiance absolue dans un avenir meilleur. Il leur parlait de révolution digitale, de réseaux, d'immatériel et de singularité. (...) Pour le fils du libraire, les livres de papier étaient à la fois un souvenir d'enfance et un sympathique anachronisme."
La nouvelle génération de libraires
" La librairie était trop petite pour ajouter un coin où les clients auraient pu s'asseoir et prendre un café, c'était bien dommage (...) mais rien n'empêchaient de faire de son mieux pour qu'il se sente bien. Lui laisser un peu d'espace aussi, pas seulement aux livres.
Bien sûr, cela voulait dire qu'il faudrait faire des choix. C'était frustrant, il y aurait des déçus, mais y avait-il une autre possibilité? Ils ne pouvaient pas tout avoir, de toute façon - il se vendait chaque année près de sept cent mille livres différents, un hypermarché n'y aurait pas suffi. Elle avait appris à repérer ces clients qui, perdus devant trop de choix, préféraient repartir sur la pointe des pieds, les mains vides en chuchotant un au revoir navré. Le vieux libraire s'en agaçait, Sarah les comprenait : ne faisait-elle pas exactement la même chose dans d'autres magasins? Quant aux autres, ceux qui s'étonnaient toujours de ne pas trouver le livre qu'ils étaient venus chercher et qui préféraient rentrer chez eux pour commander sur le site américain dont on préférait taire le nom, il faudrait bien trouver un moyen."