21 JANVIER - ROMAN Roumanie

On connaît le mot de George Bernard Shaw : celui qui n'est pas communiste à vingt ans n'a pas de coeur, celui qui l'est encore à quarante n'a pas de tête. Dans l'Europe de l'entre-deux-guerres, nombre de jeunes gens n'avaient ni l'un ni l'autre. Du moins, faute d'avoir un coeur d'or, ils en avaient un de cristal - pur, dur et empli de chimères exaltées, tel l'Homme nouveau... La Roumanie des années 1930 ne fait pas exception à la règle. Son originalité étant peut-être d'avoir eu une génération d'intellectuels plutôt attirés par le fascisme que par le bolchevisme. Mircea Eliade, E. M. Cioran, Eugène Ionesco... Tous lisent le philosophe d'extrême droite Nae Ionescu (1890-1940), théoricien du "trairisme", une version vernaculaire du vitalisme, qui préfère le vibrionnant élan vital aux froids abîmes de la pensée. Ces idées conduiront à la fin de la monarchie constitutionnelle et à l'instauration du régime pronazi des "Légionnaires", également dénommés "Garde de fer".

Comme en avant-goût du Salon du livre de Paris où les lettres roumaines seront à l'honneur, voici traduit pour la première fois en français le grand roman de Dinu Pillat (1921-1975) sur cette jeunesse enivrée par l'idéologie de la Légion de l'archange Michel. Commencé à l'été 1948 - date de la rédaction de 1984 d'Orwell - et achevé en octobre de la même année, le livre de Dinu Pillat ne connaîtra pas le succès du chef-d'oeuvre de la littérature antitotalitaire anglais, mais il illustrera plutôt les thèses de ce dernier et les misères du libre-penseur sous la dictature communiste. En attendant l'heure d'après disparaît pendant plus d'un demi-siècle à la suite du procès intenté à son auteur pour avoir promu "l'idéologie légionnaire ainsi que des actions terroristes d'éléments légionnaires". Dinu Pillat est condamné à vingt-cinq ans de travaux forcés et est libéré en 1964, cinq ans plus tard, à la faveur d'une amnistie des prisonniers politiques. Mais il est brisé, meurtri d'avoir perdu son manuscrit...

A l'instar des romans russes sur le nihilisme, Pères et fils de Tourgueniev ou Les possédés de Dostoïevski, En attendant l'heure d'après est la fresque d'une jeunesse perdue qui se regimbe contre la léthargie de l'ordre bourgeois. S'y révèle au grand jour un conflit de générations : d'un côté, les parents installés dans le Grand Ennui de leur confort, provinciaux dans leur émulation de l'Europe des Lumières ; de l'autre, des lycéens, des étudiants, des jeunes médecins ou enseignants révoltés, qui se lancent corps et âme dans un mouvement empreint de mysticisme millénariste et d'idéologie fasciste...

L'action débute au moment du procès de Toma Vesper, fondateur des "Messagers" - inspiré par la figure du légionnarisme, Corneliu Zelea Codreanu -, après un attentat contre le Premier ministre. Dans une langue à la fois moderne (phrases cinglantes) et picturale (il y a quelque chose des Ames mortes de Gogol dans les portraits des notables de province roumains), Dinu Pillat dépeint un drame psychologique haut en couleur. Jamais il ne juge. Le tableau de la famille Holban suffit à lui seul à faire comprendre le malaise de la Roumanie de l'entre-deux-guerres : le père, universitaire dans sa tour d'ivoire, la mère, grande bourgeoise lymphatique et rêveuse, les fils, l'un homosexuel refoulé aux prétentions philosophiques et l'autre velléitaire prêt à trahir, tous deux jeunes recrues de la Garde de fer.

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