Entretien

Arthur Dreyfus : "j’aimerais qu’on me considère comme un écrivain, non comme un exhibitionniste"

Arthur Dreyfus le 26 février 2021 - Photo Tiphaine Giraud

Arthur Dreyfus : "j’aimerais qu’on me considère comme un écrivain, non comme un exhibitionniste"

"Il démarre comme un chemin de libertinage joyeux, menacé peu à peu par une ombre qui s'approche." Le dernier livre d'Arthur Dreyfus, Journal sexuel d'un garçon d'aujourd'hui, sort le jeudi 4 mars aux éditions P.O.L.: un ovni littéraire et pas seulement par son poids tant il explore les constructions narratives de notre époque et les méandres de l'intimité. Livres Hebdo s'est entretenu avec l'écrivain. 

J’achète l’article 1.5 €

Par Dahlia Girgis,
Créé le 02.03.2021 à 14h25

Pendant 5 ans, Arthur Dreyfus écrit son Journal sexuel d'un garçon d'aujourd'hui. Il y épuise toutes les possibilités du récit sexuel : psychologique, sociologique, émotif, organique… Avant sa sortie prévue le jeudi 4 mars aux éditions P.O.L, l'écrivain qui se dit "très fébrile à l'approche de la publication" revient pour Livres Hebdo sur la naissance de ce projet.

C’est un journal de 2300 pages, au prix de 37 euros, quel est son message ?
Ce livre est né durant une période particulière de ma vie. Je l'ai écrit dans l'ombre au départ, comme une sorte de tableau de bord intime, ne sachant pas ce qu'allait devenir ce matériau qui enflait - jusqu'à accepter, après deux ou trois ans que c'était cet ouvrage-là que je devais achever avant de "passer" à autre chose. Donc je n'ai pas décidé d'écrire 2300 pages, je n'ai pas cherché à "faire gros" : j'ai simplement été envahi par une compulsion textuelle et sexuelle. 

C’est votre premier livre aux éditions P.O.L, comme s’est passée cette collaboration ?
Mon éditeur Jean-Marie Laclavetine chez Gallimard était très enthousiaste. Mais il y a eu un faisceau d'éléments, lorsque j'ai rendu mon manuscrit au comité de lecture, qui a joué en défaveur de ce projet littéraire coûteux à produire et à la rentabilité incertaine. Gallimard a passé son tour. Un mois plus tard, j'ai reçu un message de Frédéric Boyer, directeur de P.O.L., à qui j'avais adressé le texte. Il m’a reçu dans son bureau, pour m'annoncer qu'il souhaitait le publier. P.O.L est une petite structure, plus "familiale", et face à ce livre-bombe, ce sentiment de famille est précieux.

A quel moment vous êtes-vous dit qu’il était nécessaire de terminer le récit ?
A la fin, il y a la rencontre avec une drogue : le chemsex. Là, j'ai dû renoncer à cet impératif du détail qui me tenait tant à cœur. Le récit clinique n'était plus possible. La rencontre avec les produits a acté la véritable fin du journal. Sans parler du fait que la drogue vient éteindre le désir de sublimation, qui catalyse toute œuvre. Jusque-là, j'avais pour projet de transformer une part d’ombre en part de création. Enfin, si je vous parle aujourd'hui, c'est que j'ai rencontré une autre drogue qui m'a sorti de là : l'amour.
 
Arthur Dreyfus sur la terrasse des locaux d'Electre/Livres Hebdo- Photo TIPHAINE GIRAUD


Quelle est cette part d’ombre que vous vouliez sublimer ?
La part d’ombre ce n'est ni la sexualité ni mon homosexualité. Mais bien ce que Freud nomme la pulsion de mort. L’endroit où le gouffre devient palpable. Je crois qu'il est utile de rappeler qu'en tout homme, en toute femme, réside une part de bestialité que nous n’avons pas envie de regarder. Je vois la vie comme une lutte permanente entre la mort et la vie. Et la sexualité, comme l'intersection de ces deux continents.

Vous êtes-vous dirigé exprès vers des pratiques peu communes, proches du SM, dans le cadre de votre projet, ou ce sont des envies indépendantes de l'écriture ?
Freud le dit dès 1915 : il n'y a pas de sexualité normale. Donc méfions-nous du qualificatif "peu commun". Je n'ai aucun jugement moral sur la moindre pratique effectuée entre adultes consentants. En tant qu'écrivain, je me suis pris à mon propre jeu : plus l’expérience était vacillante, périlleuse, plus j’étais exalté par le fait de l’écrire. En l'occurrence, la prostitution ne découlait pas, je crois, d'un fantasme. Dans ces pages-là, dépeindre en secret mes clients était ma première motivation. 

Certaines personnes vous ont demandé de ne pas retranscrire vos échanges, mais vous le faites quand même, pour quelle raison ?
On ne peut jamais satisfaire complètement quelqu'un en écrivant sur lui. À partir du moment où j’allais creuser le fond sans concession, il aurait été absurde de supprimer certains passages par complaisance, ou peur du risque. Les seuls détails altérés sont les noms, les codes des portes, le numéro des bâtiments... Tout ce qui fait que quelqu'un serait indubitablement reconnaissable. Mais du début à la fin, je n’ai rayé aucune expérience. D'où mon épuisement : pour 20 minutes de plaisir - ou de déplaisir -, j'en étais quitte pour cinq heures de travail.

Vous êtes-vous fixé des limites ?
D'une certaine manière, la limite que je me suis fixée concerne la protection contre le VIH (préservatif d'abord, et surtout la PrEP - la chance de ma génération). On m’a tellement promis, en tant que jeune homo, que j'attraperai "la maladie", que malgré mon goût du risque, j'ai peut-être voulu tenir tête à cette prémonition.
 
Ce récit n'est pas que sombre, il raconte beaucoup de belles rencontres, des tendresses, des épiphanies... Il démarre comme un chemin de libertinage joyeux, menacé peu à peu par une ombre qui s'approche.

Vous mélangez dans votre livre la question des pulsions, et celle du couple avec “Bord Cadre”...
Ce sont effectivement deux questions très différentes. J'ai vécu une grande histoire d'amour avec "Bord Cadre" : une rencontre humaine et intellectuelle unique. Je n’aurais pu écrire ce journal sans lui. Pour beaucoup de gens, il y a une concomitance entre le couple et le destin commun des corps. Ce n’est pas mon avis : je me suis senti très en couple avec "Bord Cadre" pendant toutes ces années, où la sexualité n'était pas notre premier lien. Nous étions un vrai couple, pas seulement littéraire. Et d'une manière, il est le personnage principal de ce livre.

Votre journal comporte des échanges numériques, notamment sur Grindr, et des récits ou des témoignages, comment l’avez-vous articulé lors de l’écriture ?
Je souhaitais enregistrer ce qui avait eu lieu, au sens de Montaigne. C’était ma seule vraie obsession. J'ai inventé au fil des lignes des outils pour figurer à ma manière ce que je transcrivais : les mots "bref", "cut", "stop", "pause" viennent "monter" mon texte comme au cinéma. Sinon, la seule dimension décrétée du point de vue formel, c'est ce rythme qui s'installe entre des récits et des fragments. Ces syncopes me sont apparues dès l’origine comme des respirations nécessaires. Passer d'un récit très détaillé à des tessons poétiques, plus légers, ou absurdes...
 
Vous dites dans le livre que ce n’est “ni facile ni drôle d'écrire sur la sexualité”, quelle a été votre méthode ?
En essayant de matérialiser la sensation la plus précise possible, allant jusqu'à prendre des notes pendant l’acte. Et c'est un petit drame, car la sexualité est l'un des seuls endroits de la vie où il soit possible d'échapper à la pesante condition humaine... À certains moments, j'ai vu ce livre comme une manière de me punir d’avoir une sexualité, de m'empêcher de la vivre vraiment. Mais le sexe, c’est aussi un terrain drôle : burlesque, aberrant, maladroit… Si je n'espère pas choquer, j'espère souvent faire sourire.
 
Arthur Dreyfus sur la terrasse des locaux d'Electre/Livres Hebdo- Photo TIPHAINE GIRAUD


Je n’ai pas peur du mot exhibition, c’est à mes yeux l'un des seuls carburants de la littérature” : que signifie pour un écrivain l’exhibition ?
L'exhibitionniste qui écarte son manteau ne vous laisse pas le choix : or rien n'oblige à lire le livre d'un écrivain. Le lecteur-voyeur est d'une manière complice. Ce que je juge d'abord dans toute œuvre c'est la sincérité. Dans la civilisation judéo-chrétienne, parler de soi a été interdit en dehors du cadre religieux, puis très mal vu. Mais c’est selon moi l’une des choses les plus précieuses que puisse faire un écrivain. J’aimerais qu’on se penche avant tout sur mon travail littéraire, qu’on me considère comme un écrivain, non comme un exhibitionniste.

Votre journal, vous permet-il de vous détacher de ces difficultés ?
Il y a un effet de distanciation quand on relit son journal, une relecture de soi. Par exemple, lorsque je décris certains lavements dans une salle de bains de ma maison d'enfance, je ne vois sur le moment que la volonté d'être propre avant une rencontre. Mais avec le recul, je vois un enfant triste qui essaie désespérément de laver la saleté en lui, et en vain. Cela dit, ce récit n'est pas que sombre, il raconte beaucoup de belles rencontres, des tendresses, des épiphanies... Il démarre comme un chemin de libertinage joyeux, menacé peu à peu par une ombre qui s'approche.

Peut-on dire que votre journal représente la vie d’un gay aujourd’hui à Paris ?
La dernière phrase de mon livre est "Il faut en finir avec le malheur d’être gay". Associer ma sexualité à un lieu de désarroi, c'est peut-être ma grande névrose. Il n'en reste pas moins que l’immense majorité des garçons gays que je connais ont découvert la sexualité dans une zone d’ombre. Au pire dans le drame, au mieux dans la honte. Cette éclosion douloureuse laisse des stigmates, et vient harceler la sexualité, au point de confondre plaisir et part d'ombre. Je souhaite que cela change, qu'après des milliers d’années de pénitence, on puisse cesser de s'auto-punir d'être quelqu'un, oui, de très normal.

Les dernières
actualités