Histoire littéraire

Antoine Compagnon, "Proust du côté juif" (Gallimard) : Proust, « demi-juif » ?

Antoine Compagnon - Photo Catherine Hélie/Gallimard

Antoine Compagnon, "Proust du côté juif" (Gallimard) : Proust, « demi-juif » ?

Antoine Compagnon a mené une enquête passionnante sur la réception de La recherche par les intellectuels juifs sionistes de l'entre-deux-guerres.

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Par Jean-Claude Perrier
Créé le 12.02.2022 à 10h00 ,
Mis à jour le 28.02.2022 à 16h38

Le thème de la judéité de Marcel Proust (1871-1922) a été abordé, de son vivant et après sa mort, à travers nombre d'articles et de livres. Les auteurs se sont intéressés aux quelques personnages d'israélites, comme on disait à l'époque, dans À la recherche du temps perdu, assez peu nombreux en somme (Bloch, Rachel « quand du Seigneur », Nissim Bernard...), et mineurs, à l'exception d'un seul : Swann. Le juif riche et élégant, reçu dans le grand monde, ami des puissants, membre du Jockey Club, familier des Guermantes. Jusqu'à l'affaire Dreyfus.

Mais Swann était converti au catholicisme, comme la famille d'un de ses principaux modèles, Daniel Halévy, un des amis de jeunesse de Proust, qui n'avait plus de juif que le nom, et ne se sentait absolument pas juif. Proust lui-même l'était par sa mère, Jeanne Weil, descendante du patriarche Baruch Weil, un juif alsacien, membre éminent de sa communauté, où il était même mohel, c'est-à-dire circonciseur. Elle ne s'est jamais convertie, mais avait épousé un goy, le professeur Adrien Proust, et leurs deux fils, Marcel et Robert, ont été baptisés et élevés dans la religion catholique.

Antoine Compagnon rappelle cette généalogie et ce contexte au début de son livre, une enquête érudite et passionnante, qui fut d'abord un feuilleton pendant le confinement du printemps 2020, sur le site du Collège de France où l'auteur est professeur émérite. Son point de départ est une phrase d'un brouillon de lettre de Proust à un correspondant inconnu, du moins jusque-là, datant de 1908. L'écrivain y évoque « le petit cimetière juif (en fait l'ancien carré israélite du Père-Lachaise) [son] grand-père (Nathé Weil, franc-maçon et athée, qui se fera incinérer), suivant un rite qu'il ne comprenait déjà plus, allait mettre tous les ans un caillou sur la tombe de ses parents ».

Vigilence et nuances

Compagnon n'est pas peu fier d'avoir identifié le destinataire de la lettre (c'était d'ailleurs aveuglant), et dégonfle certains critiques contemporains qui, avec leur insupportable manie de relire le passé avec nos lunettes modernes, taxent Proust d'« antisémite », voire d'« antijuif ». Antoine Compagnon écrit : « Auprès du prétendu antisémitisme de Proust qui effarouche aujourd'hui les belles âmes, celui qui extermina tant de ses parents, amis, connaissances et admirateurs, mérite certainement plus de vigilance. »

De son temps, les jeunes intellectuels juifs sionistes ne s'y sont d'ailleurs pas trompés, les Spire, Pierre-Quint, Crémieux, comme l'équipe de La revue juive d'Albert Cohen (jumelle de la NRF, publiée par Gallimard en 1925), notamment Denis Saurat qui parla du « style rabbinique de Proust », lequel aurait tiré son fameux parallèle entre les juifs et les invertis du Zohar même. Ou Jean de Menasce, qui estimait que Proust « pense juif ». Alors que la France antidreyfusarde ne lui pardonna pas son engagement militant en faveur du Capitaine, La Tribune juive de Genève, elle, le qualifiant de « célèbre romancier demi-juif », l'accusait au contraire de ne pas mettre en scène des personnages de juifs assez positifs.

Nul n'est prophète en son pays, dit-on. Mais Proust était déjà mort, et la postérité l'avait rendu intouchable.

Antoine Compagnon
Proust du côté juif
Gallimard
Tirage: NC
Prix: NC ; 432 p.
ISBN: 9782072959073

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