Il y a quelques années, l’animation en librairie consistait à composer des vitrines attractives, à théâtraliser son assortiment et à apposer des coups de cœur sur les livres. Aujourd’hui, un libraire se doit en outre d’accueillir des auteurs, d’animer des rencontres, d’organiser des ateliers, de créer des événements, bref, de se transformer en programmateur culturel, voire en médiateur. Cet élargissement considérable est devenu, en moins de dix ans, un pan indispensable du métier. "Désormais, ce type d’activités annexes est consanguin à la librairie et fait partie de son cahier des charges", confirme Nicolas Dupèbe, créateur du Festin nu (Biarritz). "C’est même en train de se transformer en une profession de foi qui frôle le dogme, s’alarme Lilya Aït Menguellet (Meura, Lille). L’organisation d’animations constitue désormais un critère présent dans chaque dossier de subvention."
Rapidement imposé en librairie, ce mouvement s’explique par l’émergence de la concurrence de la vente en ligne. "Les animations représentent un élément différenciant fort par rapport aux opérateurs d’Internet, qui ne savent pas et ne peuvent pas faire", plaide Frédéric Versolato, fondateur de 47° Nord à Mulhouse qui organise entre deux et trois événements chaque semaine. Mais la fabrication d’animations répond aussi à "l’impérieuse nécessité de donner une autre dimension à la lecture et au livre, qui ne se suffit plus à lui-même pour faire se déplacer les gens", ajoute Marie-Jo Battesti Sotto, directrice de la librairie Goulard à Aix-en-Provence. A tel point que d’aucuns y voient, comme Pierre Lenganey qui a racheté Le Passage à Alençon, "un élément clé dans le développement de l’activité, capable de nous faire passer les prochaines années parce qu’il couvre beaucoup de champs et répond à de multiples attentes".
Une logique expériencielle
Comme tous les commerces, la librairie doit faire face à la transformation de son activité, qui passe d’une logique fonctionnelle à une logique expériencielle. Pour se déplacer et consommer, les clients attendent de vivre, dans les lieux de vente, une expérience particulière. Un rôle que remplissent parfaitement les rencontres et animations, devenues, pour Maya Flandin, de Vivement dimanche à Lyon, "autant pour le client que pour le libraire des moments importants et privilégiés qui mettent en lumière l’humain derrière le livre". Poussant cette logique encore plus loin, Pierre Lenganey a enrichi son programme de rencontres traditionnelles avec des ateliers variés, allant de l’écriture au yoga en passant par les beaux-arts. Il donne ainsi au Passage une nouvelle dimension. "Nous ne sommes plus un simple point de vente mais un lieu où on peut expérimenter et découvrir tout un tas de choses, détaille le libraire. Grâce à ces ateliers, les gens passent un bon moment en plus d’acheter un livre, et cela contribue à créer une ambiance." Dans la même optique, certaines librairies deviennent, le temps d’une soirée, le théâtre de jeux géants, comme la muder party ou l’escape game, ces événements exceptionnels permettant de découvrir le magasin sous un nouveau jour et de nouer des relations différentes avec les auteurs.
S’inscrire dans le tissu local
Eloignée de son cœur de métier, la programmation d’animations conduit le libraire à se rapprocher d’autres acteurs culturels de son territoire afin, notamment, de se faciliter la tâche. "S’associer avec des bibliothèques, des cinémas, des théâtres, des salles de concerts ou des associations locales est bénéfique à plus d’un titre, explique Nicolas Dupèbe. Cela nous aide à nous porter hors de nos murs, à renouveler le format des animations, à leur assurer un volant de fréquentation plus large et à réduire les frais." A l’origine jugés pragmatiques, ces rapprochements participent de l’ancrage de la librairie dans le paysage culturel local. Un mouvement qui la positionne désormais comme un pôle culturel sur son territoire, dépassant sa fonction purement commerciale, et lui confère même le statut d’élément moteur dans la dynamisation des centres-villes. "Parce qu’il se passe toujours quelque chose aux Volcans, nous assurons un rôle majeur dans la dynamique du cœur de ville", estime Martine Lebeau, gérante de la librairie clermontoise qui propose plus de 400 événements dans l’année.
Communication plus créative
Ce n’est sans doute pas leur objectif premier, mais au fil du temps, les animations se sont substituées aux moyens de communication traditionnels des libraires et remplacent désormais encarts et autres publicités dont l’efficacité restait de toute façon à démontrer. En annonçant leurs animations dans leur magasin, par des newsletters, sur les réseaux sociaux et auprès de leurs partenaires, les libraires "occupent l’espace et fabriquent une communication plus créative", relève Nicolas Dupèbe. A Mulhouse, Frédéric Versolato fournit même "du contenu à la presse, qui, au pire, reprend [ses] communiqués, ou, au mieux, s’empare du sujet ou de l’auteur et y consacre une page". Au-delà, la multiplication des événements donne une image dynamique et positive de la librairie et fait naître un capital de sympathie fort, aux yeux de l’interprofession comme du grand public. "Les gens adorent savoir que la librairie organise des animations sans pour autant nous renvoyer l’ascenseur en s’y rendant", tempère toutefois Marie-Jo Battesti Sotto. Un constat déjà dressé en 2013 par l’étude de l’Observatoire société et consommation (Obsoco), qui interroge particulièrement les libraires.
Pousser les gens au livre
Ruser, biaiser pour ramener les gens au livre, tel est aussi l’un des objectifs des animations. "C’est une façon supplémentaire de dynamiser notre mise en avant de livres et, finalement, de les vendre", signale Pierre Lenganey, qui, comme ses confrères, mise sur les animations pour contribuer à élargir et renouveler sa clientèle et retenir ses clients fidèles. Pour autant, l’impact direct des animations sur le chiffre d’affaires (CA) reste difficilement mesurable, et contestable sur la rentabilité des librairies. "Si je compte le temps de préparation, la logistique, le coût du stock, les ventes et les retours, aucune des rencontres que j’organise n’est rentable", estime Lilya Aït Menguellet, qui dès lors se pose la question de leur financement. Pour autant, "le but des animations n’est pas d’être rentable de suite, mais de contribuer au CA de manière indirecte", nuance Frédéric Versolato, qui considère qu’il n’aurait pas atteint 850 000 euros de CA sans son riche programme de manifestations. Nombre de libraires, à l’image de Philippe Thiéfaine, ex-propriétaire de La Passerelle, à Dole, évoquent, plutôt qu’une rentabilité, la "viabilité" des animations, qu’ils parviennent à assurer grâce notamment aux divers dispositifs de subventions.
Face aux mutations des modes de consommation, les libraires considèrent donc les animations comme des leviers indispensables pour adapter leur commerce. "Il paraît difficile de ne pas continuer dans cette voie, c’est la condition sine qua non pour que nos librairies restent des lieux de vie", affirme Marie-Jo Battesti Sotto. Pour autant, elles font naître de nombreuses problématiques et interrogations. "On a pris un train en marche, presque malgré nous, on s’est jetés à corps perdu là-dedans mais aujourd’hui, on doit tous se dépatouiller avec des soucis d’organisation, d’intendance, de place, de fréquentation, de financement et de compétences spécifiques", ajoute la directrice de Goulard. Et au risque de "finir par gesticuler dans le vide", prévient Lilya Aït Menguellet, il devient urgent de penser, de manière collective, cette évolution et sa professionnalisation.