Posez des questions à qui vous voulez, n’hésitez pas, nous sommes là pour tout vous montrer", insiste bien Ronan Bolé. Jovial et énergique, le directeur du centre de distribution d’Amazon à Lauwin-Planque (près de Lille, Nord) accueille la trentaine de personnes inscrites à la visite mensuelle de l’entrepôt, qui ont revêtu le gilet jaune de sécurité. En ce dernier vendredi du mois d’août, il n’y avait que des professionnels de la logistique, et Livres Hebdo, qui demandaient à voir une de ces usines logistiques depuis deux ans. Ce n’était jamais le bon moment. "Nous avons démarré à Lauwin le 11 avril, tous nos centres seront ouverts d’ici à la fin de l’année. Il suffit de s’inscrire sur notre site", explique Céline Stierlé, aimable responsable de la communication embauchée au début de l’année et spécialement chargée de ces centres. Elle travaillait auparavant chez Havas Worldwide Paris, l’agence chargée de la communication d’Amazon-France, où elle était notamment spécialiste de la communication de crise et d’influence, selon son CV sur LinkedIn.
Embedded
Alors qu’elle est toujours au firmament chez les clients, l’image d’Amazon a en effet traversé quelques crises à propos des conditions de travail dans ses centres de distribution. Le reportage en immersion sous une couverture de salarié intérimaire devenait presque un genre journalistique, toujours teinté de catastrophisme. Il a été pratiqué en France par Jean-Baptiste Malet (1), mais aussi en Grande-Bretagne, y compris en caméra cachée. En Allemagne et aux Etats-Unis, des enquêtes auprès de salariés arrivaient à des conclusions identiques : c’était presque l’enfer sur terre, et si on travaille chez Amazon, c’est qu’on n’a pas le choix.
En deux heures de visite et d’entretien bien rodés, nous n’avons rien vu de tel. "Une entreprise qui traite mal ses collaborateurs ne survit pas. Il faut être un minimum heureux quand on vient au travail le matin", déclare Ronan Bolé. On ne peut qu’être d’accord. La sécurité est LA priorité, affirme le directeur, juste avant le client, objet d’une quasi-dévotion dans cette entreprise. S’il ne faut pas traîner dans les 90 000 m2 de l’entrepôt, le plus grand de France, il est toutefois interdit de courir. C’est jugé dangereux et source d’accidents. Leur taux est d’ailleurs affiché dans le hall d’entrée, à côté de la salle de repos et de la cantine, vaste et lumineuse : 37 "jours sans AT" (accident du travail) à la fin d’août, 72 jours étant le record à battre, également affiché. "Ce sont les colis qui vont vite, pas les gens. Et les salaires sont 20 % au-dessus de la convention collective du commerce de détail non alimentaire à laquelle Amazon est rattaché, avec un treizième mois. Pour le secteur, c’est bien", estime le directeur.
Les intéressés paraissent d’accord : 98 % des intérimaires veulent revenir travailler sur le site, selon un sondage affiché dans l’entrée. "J’ai travaillé aussi chez Kiabi [marque de prêt-à-porter, avec un centre de logistique à 5 km], c’est mieux ici", affirme Rania. Elle prend le temps d’interrompre l’empaquetage de son colis pour discuter tranquillement de son travail, comme les autres salariés abordés par les visiteurs. Elle habite à 15 minutes en voiture et vient de démarrer une "saison" : le mot désigne le dernier trimestre, période d’activité la plus intense qui verra l’effectif presque tripler. Lauwin-Planque emploie environ 700 salariés en CDI. "Nous serons à près de 2 000 en décembre cette année, contre 1 500 en 2014", prévoit Ronan Bolé. Les renforts commencent à arriver dès la fin de l’été.
Productivité
Le centre sert en priorité les commandes passées dans un rayon de 200 km, jusqu’en Angleterre, en Belgique et en Allemagne, dont les frontières sont à quelques kilomètres. Sa surface, l’équivalent d’une douzaine de terrains de football, est dans la tranche supérieure et proche du maximum au-delà duquel les distances à parcourir font chuter la productivité. Il reste encore un peu de réserve d’aménagement en hauteur, jusqu’à 12 à 13 mètres sous la toiture. A l’origine, ce centre devenu généraliste était dédié au traitement des gros objets, d’où un nombre moindre de références : un million, contre 3 à 4 à Orléans, le premier entrepôt, qui traite plutôt les rayons dédiés à la mode. Les stocks de livres sont répartis dans les quatre entrepôts, mais les plus importants sont à Montélimar et à Chalon, deux unités plus petites. Le livre prend peu de place et se range très bien dans les "batchs", ces étagères infinies composées de cases de dimensions variables, et toutes identifiées par un code informatique, de même que tous les produits qu’ils contiennent.
Tout y est mélangé, déposé en fonction de la place disponible trouvée par les stowers (rangeurs), mais enregistré avec la scannette, et retrouvé à l’aide de la même machine qui indique aux pickers (préparateurs de commandes) le chemin à suivre. Ce serait inutile de prévoir un ordre quelconque, les achats n’en ayant aucun. Les produits les plus demandés sortant et rentrant le plus vite, ils se rapprochent plus ou moins naturellement de la zone de préparation des colis, mais il faut quand même périodiquement déplacer vers le fond de l’entrepôt une partie des biens qui ne sont plus de saison.
Tout n’est pas montré
Parmi les "gilets jaunes" qui écoutent attentivement les explications de Tania, guide ce vendredi, toute une équipe de cadres de la logistique d’Auchan, venus en voisins - le siège du groupe se trouve à une quarantaine de kilomètres. Tous cherchent à comprendre ce qui fait l’efficacité de leur principal concurrent, mais "ce qu’on voit n’est pas spécialement original, la véritable organisation serait plutôt à chercher dans ce qui n’est pas montré", reconnaît l’un d’entre eux, un peu frustré.
"Les professionnels qui viennent nous voir peuvent apprendre deux ou trois choses, mais l’essentiel n’est pas là, il est dans les algorithmes de calcul, ce serait ennuyeux de leur en faire une démonstration", s’amuse Ronan Bolé, pour qui ces visiteurs sont plutôt autant de recrues potentielles : c’est une autre fonction de ces Amazon tours que de contribuer à combler le besoin permanent de cadres. La présentation ne manque pas de rappeler qu’une fois embauchés en CDI tous les salariés deviennent des associés : ils reçoivent des actions gratuites, dont le nombre dépend de leur fonction et de leur ancienneté. Ils peuvent les vendre au plus tôt quatre ans après les avoir reçues. A Lille, les premiers arrivés en 2013 doivent encore patienter deux ans. Depuis un an, le cours augmente continûment et a dépassé 500 dollars (445 euros + 65 % environ). De Gaulle rêvait du capitalisme social, Amazon l’a fait.
(1) En Amazonie, Fayard, 2013.