Histoire

Allemagne : 14-18 dans l’ombre des Somnambules

Christopher Clark. - Photo Nina Lu?bbren

Allemagne : 14-18 dans l’ombre des Somnambules

En Allemagne, le centenaire de la Grande Guerre suscite une intense production éditoriale alors qu’elle avait jusqu’ici été occultée par l’horreur du conflit suivant. En tête de gondole un best-seller controversé, Les somnambules de l’historien australien Christopher Clark.

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Par Gilles Bouvaist
avec Créé le 07.02.2014 à 11h49

"Pourquoi l’Allemagne n’est pas la seule responsable." Avec ce titre choc, le 4 janvier dernier, trois intellectuels rouvraient, dans le quotidien Die Welt, le débat sur la spirale d’événements ayant déclenché la Première Guerre mondiale. Un titre qui en dit long sur le besoin de réévaluer la Grande Guerre outre-Rhin.

"Il y a définitivement une grosse offre et une grande attention des médias, relève Frithjof Klepp, propriétaire de la librairie Ocelot à Berlin. On voit aujourd’hui un intérêt concret des lecteurs qui ne trouvaient clairement pas de quoi se mettre sous la dent.""Jusque-là, l’intérêt en Allemagne pour la Première Guerre mondiale demeurait restreint, même du point de vue scientifique", ajoute Oliver Janz, professeur d’histoire à l’Université libre de Berlin, auteur d’une somme sortie cette année (14) aux éditions Campus et qui dirige l’encyclopédie en ligne de la Grande Guerre (www.1914-1918-online.net). "Si l’on se doutait que ce centenaire mobiliserait les médias, l’ampleur du phénomène est une surprise."

Un livre cristallise cette tendance : Les somnambules (Die Schlafwandler) de Christopher Clark, historien australien enseignant à Cambridge, déjà connu outre-Rhin pour sa biographie de Guillaume II et son histoire de la Prusse. Si l’ouvrage est connu et discuté ailleurs en Europe, il n’a rencontré nulle part autant de succès qu’en Allemagne : 170 000 exemplaires vendus après 12 tirages, selon son éditeur DVA (filiale de Random House), et actuellement à la 2e place des best-sellers du Spiegel après vingt et une semaines en tête de classement. Angela Merkel elle-même n’a-t-elle pas avoué lors du conseil européen du 19 décembre dernier que c’était son livre de chevet du moment ? "Nous en avons vendu 198 en décembre, ce qui est un très bon chiffre pour un livre d’histoire", relève Martin Laquai, responsable du rayon histoire de la librairie Hugendubel du quartier de Steglitz, à Berlin.

Et la vivacité du débat qu’il soulève sur les causes de l’"Urkatastrophe" (la catastrophe fondatrice), selon le terme de George F. Kennan, ne manque pas de surprendre, dans un pays où le souvenir de la Deuxième Guerre mondiale avait fini par éclipser ce conflit.

"Dimension mémorielle".

" La relation à la Grande Guerre en Allemagne est beaucoup moins passionnelle qu’en France ou en Grande-Bretagne, souligne Nicolas Beaupré, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand, spécialiste de la Grande Guerre. Mais le livre de Christopher Clark est l’exception qui confirme la règle. Son succès dépasse l’intérêt pour le livre d’histoire, il y a une dimension mémorielle." Sa remise en perspective - jugée déculpabilisante par certains - de la question de la responsabilité du conflit et la place qu’il accorde au rôle joué par la Serbie et la Russie dans les événements de juillet 1914 font aussi polémique. Au point de réveiller la "controverse Fischer" : la publication en 1961 des Buts de guerre de l’Allemagne impériale (Griff nach der Weltmacht) de l’historien Fritz Fischer - réédité en 2009 chez l’éditeur de Düsseldorf Droste -, selon lequel le Reich avait patiemment préparé la guerre contre les autres puissances européennes, déchira les historiens allemands.

D’autres parutions sont venues élargir le champ de la Première Guerre mondiale. " Ce qui est nouveau cette année, c’est la présence en librairie de synthèses écrites en allemand sur la guerre considérée dans sa globalité, précise Oliver Janz. Il n’existait jusque-là que très peu de véritables présentations de référence." Mais "on commence à penser d’autres phénomènes historiques du XXe siècle dans leur droit propre et leur logique interne, non en tant que prémices de la Seconde Guerre mondiale", ajoute-t-il. Témoin de cet intérêt renouvelé et autre best-seller inattendu, l’ouvrage d’Herfried Münkler, Der Grosse Krieg (La Grande Guerre), paru en décembre chez Rowohlt. "C’est un chercheur en sciences politiques berlinois qui aborde la question aussi bien du point de vue des hommes politiques que des simples soldats, souligne Martin Laquai chez Hugendubel. C’est le premier grand livre sur la guerre de 1914 écrit par un auteur allemand depuis 1968." Les deux historiens spécialistes outre-Rhin de la période, Gerhard Hirschfeld et Gerd Krumeich, figurent généralement en bonne place avec Deutschland im Ersten Weltkrieg (L’Allemagne dans la Première Guerre mondiale), publié en octobre dernier chez S. Fischer. Ils côtoient essentiellement des auteurs anglo-saxons comme Adam Hochschild ou Niall Ferguson. Les Français, eux, sont plus discrets, à l’exception du Larousse de la Grande Guerre dirigé par Bruno Cabanes et Anne Duménil dont la traduction est parue à la fois en format beau livre chez Theiss et aux éditions de la BPB, l’agence fédérale chargé de l’éducation civique.

"Victimes et coupables".

Autre spécificité : on trouve très peu de textes littéraires sur la période, à l’exception d’A l’Ouest rien de nouveau d’Erich-Maria Remarque (chez KiWi qui réédite l’ensemble de ses œuvres en poche cette année). La réédition d’Orages d’acier d’Ernst Jünger chez Klett-Cotta figure néanmoins généralement en bonne place : l’ouvrage reparaît en deux tomes réunis dans un coffret et accompagné d’un large appareil critique et historique. Et la publication en avril du roman picaresque et pacifiste Schlump de Hans Herbert Grimm, disparu parce que interdit sous le national-socialisme et récemment retrouvé, devrait dévoiler un pan inconnu de la littérature germanique (voir encadré).

Frappante, également, est la quasi-absence de témoignages de soldats ou de contemporains, à la manière des Paroles de poilus en France. Comme le remarque Oliver Janz, "à l’école, les élèves lisent le journal d’Anne Frank, le récit d’une victime, mais pas celui d’hommes qui furent à la fois des victimes et des coupables, comme l’étaient les soldats de 14-18 en Allemagne". La traduction Schönheit und Schrecken (La beauté et le chagrin) du Suédois Peter Englund (Rowohlt), qui suit le parcours de 20 personnes dans les méandres du conflit, est souvent présente. Là encore, le regard sur la question est peut-être en train de changer, puisque Galiani (filiale de Kiepenheuer & Witsch) sortira en août prochain Verborgene Chronik (Chronique cachée), un recueil de pages tirées de près de 240 journaux intimes d’anonymes - soldats et officiers, mais aussi ouvriers, pasteurs ou mères de famille restées à l’arrière - que l’éditeur décrit comme un "collage de voix subjectives qui dessinent une image de l’année 1914 comme on ne l’a encore jamais vue". <

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