Entretien

Alain Rey : le français résiste bien

Thomas Pirel

Alain Rey : le français résiste bien

A l’occasion de la réédition par Le Robert des deux volumes du Dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey, qui l’a entièrement révisé et complété, revient pour Livres Hebdo sur son travail et ses sources, mais aussi sur sa vision de l’évolution de la langue et de la société.

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Par Hervé Hugueny
Créé le 14.10.2016 à 01h30 ,
Mis à jour le 20.03.2017 à 15h32

Livres Hebdo - Qu’est-ce qui justifie une nouvelle édition de votre Dictionnaire historique, publié en 1992 et révisé en 2010 ?

Alain Rey - La méthodologie était au point dès la première édition, mais c’est un enrichissement sur le français, et sur la nature même des mots traités, on a beaucoup élargi le vocabulaire visé. Dans la première édition, faute de temps, et parce qu’on était un peu affolé par la difficulté du programme, ce sont les mots les plus courants qui sont traités. Là, on va plus dans le détail, dans les marges de la langue française, vers les régionalismes, les néologismes, vers les mots d’auteurs.

La transformation de la langue a-t-elle changé de rythme ?

Depuis une quinzaine d’années, l’évolution s’accélère de plus en plus, et je pense qu’il y avait de quoi donner une information plus précise sur ces mots contemporains qui sont employés un peu à tort et à travers, notamment sur l’étymologie des mots anglais, que j’ai voulu traiter avec le même sérieux que nous l’avons fait pour le français, avec des croisements entre les deux langues, très fréquents dans l’histoire. Ce qui m’a fait de la peine quand même, c’est la proportion monstrueuse d’américanismes dans le vocabulaire que j’ai ajouté, j’emploie même le mot de californismes, parce que tout vient de là.

Un exemple ?

Retrouver le verbe hacher dans le hashtag, ce n’est pas prévu au départ, c’est tout à fait surprenant, ce qui ne veut pas dire que hashtag ne soit pas un anglicisme. L’une des annexes, qui sont importantes, s’appelle "Petite fabrique de vocabulaire", et donne les moyens dont dispose le français pour fabriquer de manière intime, morphologique, des mots nouveaux, et ça c’est le bouclier contre l’anglicisme abusif.

Le français est-il menacé ?

Il y a plus de présence du français qu’on ne le dit. Au-delà de la France, de la Belgique et de la Suisse, c’est vraiment une langue d’expression mondiale, avec des antennes plus qu’importantes en Afrique, au Maghreb, aux Caraïbes, en Amérique du Nord, avec le Québec et secondairement la Louisiane, en Polynésie, en Nouvelle-Calédonie, encore un peu au Vietnam et au Cambodge. La présence du français est souvent discrète, un peu recouverte dans les apparences par la vague anglo-saxonne, mais elle résiste assez bien et ce livre en donne quelques témoignages. Il faut considérer aussi la quantité de prix littéraires qui ont été décernés récemment à des auteurs dont la langue maternelle n’était pas le français, et qui l’ont choisi.

Peut-on caractériser l’évolution de cette langue, dans cet ensemble mondial ?

Le paysage linguistique de la francophonie est extrêmement compliqué et l’histoire des mots peut révéler beaucoup d’aspects qui étaient imprévus. Quand on voit le développement de certains concepts ou certaines idées, on s’aperçoit que les mots accompagnent des changements sociaux réellement profonds, dans la perception du monde, dans l’histoire des idées, dans la création littéraire ou artistique, etc. Ce livre est fait pour dévoiler une partie de ces réalités historiques.

Mais ces évolutions ne conduisent-elles pas à des divergences ?

Le regard sur la langue française décèle à la fois une variété d’usages considérable, aussi bien sociale que géographique et historique. Mais ces différences d’usage, loin de produire un kaléidoscope incompréhensible, comme ça pourrait être le cas pour l’anglais, aboutissent à une vision du monde assez unifiée. Et cette vision de l’ensemble de la langue, et en particulier de l’ensemble du lexique, est à mon avis la seule façon à peu près saine d’évoquer nos racines, et l’identité nationale dont on parle beaucoup en ce moment.

Comment avez-vous travaillé ?

J’ai travaillé tout seul, comme un grand ! La première édition du Dictionnaire historique était largement collective, et je rends hommage à mes collaborateurs qui avaient fait un travail merveilleux. Mais j’ai tenu à reprendre les éditions suivantes, et surtout celle-ci, qui est un peu la synthèse de ce que je cherche à faire depuis fort longtemps. L’idée est qu’il y a une réalité commune du français qui n’est pas du tout menacée par la variété de ses usages, au contraire. Et ce n’est pas faire reculer le français que de promouvoir les langues régionales, contrairement à ce que certains pensent.

Et qu’est-ce qui vous avait poussé à entreprendre ce projet ?

Il fallait réaliser quelque chose qui était imaginé par beaucoup de gens, mais réalisé jusqu’à maintenant par personne. J’ai fait ce dictionnaire parce que j’avais envie d’en avoir un de ce genre pour l’anglais, l’espagnol, l’italien. Et je suis navré, mais ça n’existe pas. Selon moi, ce dictionnaire n’a pas d’équivalent en français, et il n’en a dans aucune langue que je connaisse par ailleurs. Il y a de grands lexicographes, russes, allemands, etc. Mais ils ne se sont jamais lancés dans ce projet, parce qu’il est scientifiquement un peu fou.

Comment travaille-t-on sur l’histoire des mots ?

Ce dictionnaire s’appuie sur des siècles de travail sur l’étymologie du français, sur la formation des mots, et en cela c’est un hommage aussi rendu à la science française. Il englobe toutes les étymologies, ce qui est une autre façon de voir l’histoire avant l’apparition du mot français. Les 1 000 ans de langue française sont ainsi précédés par 2 500 ans de langue latine, 3 000 ans de langue grecque, et plus encore puisque nos étymologies remontent, quand c’est possible et validé, jusqu’à l’indo-européen. Cela inscrit la pensée française dans la pensée européenne.

Qu’est-ce que l’histoire d’un mot apporte à sa compréhension ?

Elle résout la contradiction interne entre le sens originel du mot depuis son apparition dans le premier texte connu dans une langue qui est souvent pour nous le latin, ou toute autre langue, y compris les anglicismes les plus récents, et le sens actuel, en incluant des choses imprévisibles qui sont des métaphores, des figurés, des métonymies, des locutions dont la signification d’origine est oubliée. Elle permet une sorte de synthèse d’une rationalité qui n’est pas logique, mais socioculturelle et représentable mieux qu’autrement par le déroulement chronologique des faits. Par exemple, la famille de mots scientifiques en "psycho" ou en "bio" qui ont gigantesquement augmenté depuis trente ans, on la comprend mieux quand on a les premiers mots de ces formations-là, qui généralement viennent de composés latins et grecs qui préexistaient.

Dans un document de présentation, vous rendez aussi hommage à Gallica, la base de textes numérisés de la BNF.

Gallica m’a rendu des services en général, mais surtout entre le milieu du XVIIIe siècle et le milieu du XXe siècle. Dans cette zone chronologique, on trouve environ 400 000 textes en version intégrale. Vous imaginez que la totalité des journaux du XIXe, ça donne un éclairage sur l’usage des mots à l’époque qui est bien plus riche et précis que celui des dictionnaires. J’ai pu aussi faire des découvertes amusantes. Par exemple, le "pare-brise" existait avant l’automobile et était une sorte d’éventail pour protéger les dames des vents coulis. Il y a aussi "palace", un anglicisme venant du nom d’hôtels de la côte d’Azur.

Les bases de données, et tous les contenus disponibles sur Internet, permettent-ils d’approcher de l’exhaustivité dont peut rêver un lexicographe ?

Pour un linguiste ou un philologue, c’est une illusion, l’exhaustivité est inatteignable. Les réalisations concrè-tes d’une langue comme le français, ou de toute autre langue de culture, forment un ensemble tellement désordonné et important quantitativement qu’on ne peut pas rêver de le maîtriser totalement.

Les impératifs techniques ou de marché vous empêchent-ils de concrétiser certains projets ?

Je ne vais pas attaquer les conditions de marché parce que les raisons qui m’empêchent de faire certaines choses que je souhaiterais tiennent beaucoup plus de la biologie.

Au vu de vos nombreuses publications en plus des dictionnaires, dans l’édition et la presse, vous devez pourtant dormir très peu ?

Je dors beaucoup, au contraire ! Je marche sur deux béquilles, le sommeil et le travail. Si je ne dormais pas beaucoup je ne tiendrais pas. J’écris vite, et toujours à la main, je suis bien plus efficace qu’avec un clavier. Je fais ensuite saisir mes textes à l’extérieur, car je ne veux pas abandonner l’écriture manuelle.

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