Il y a deux sortes d'écrivains, tous deux également fascinants. Ceux qui paraissent à des lecteurs inattentifs écrire sans cesse le même livre alors qu'ils ne font que le poursuivre, et ceux qui réinvestissent à chaque fois un monde et font tapis de la chose littéraire. Au fond, chez les cuisiniers, c'est pareil. Ceux qui cent fois sur le métier... et ceux qui s'inventent de nouveaux horizons. Pour aller (trop ?) vite, Michel Guérard et Alain Ducasse. Même si le deuxième, qui fut d'abord son apprenti, procède du premier.

C'est par ce parallélisme − qui est tout de même une affaire d'art, n'ayons pas peur des mots − qu'il convient d'aborder l'étrange et revigorant essai autobiographique Une vie de goûts et de passions du triple triple étoilé (à Monaco, Paris et Londres...) français, ledit Ducasse.

Curieux livre en effet, écrit d'une plume précise et répondant parfaitement à la personnalité complexe de son auteur. « Ce n'est pas un livre de mémoires, pas un livre de recettes mais une autre façon de partager l'émotion d'une table, d'un plat, d'un goût, de fixer l'intangible, de raconter une histoire, de composer des bonheurs éphémères et qu'ils se gravent en nous. » Ducasse paie ici son tribut à ce qui le fonde, petit garçon de Chalosse qui jusqu'à l'âge de 12 ans ne mit jamais les pieds dans un restaurant. Cet homme, qui aujourd'hui exerce son métier partout où le monde l'appelle, se reconnaît d'abord enraciné. De son Sud-Ouest natal donc jusqu'à sa Méditerranée d'adoption. C'est plus tard que viendront les ailleurs. En tout premier lieu, l'Amérique, où le chef se lie d'amitié avec Jay McInerney, et le Japon qui, découvert sur le tard, exercera sur lui une fascination qui ne s'est plus démentie. Les voyages forment peut-être la jeunesse, ils éloignent surtout le spectre de la vieillesse. Vivant, Ducasse l'est par son besoin de transmission et ses incessants projets. Il l'est aussi d'avoir frôlé la mort lors d'un crash d'avion, évoqué pudiquement en ces pages, dont il fut le seul survivant. Démiurge inspiré, confondant à coups de jet-lag aurores et crépuscules, aussi à l'aise dans les salons que dans le désert, interprète et compositeur, il voulait être architecte ; il l'est. Et mine de rien, écrivain aussi. Encore un habit neuf.