Elle aurait pu écrire le journal d'un flou, tant son personnage semble improbable, hésitant, à la limite de l'existence, perdu dans une logique folle qui l'entraînera de l'autre côté du miroir. La bonne idée fut de tirer de la vie de Kurt Gödel (1906-1978) un roman raconté par sa femme, Adèle. Un regard féminin sur un monde d'hommes avec un monsieur vraiment très spécial.
L'histoire nous parle donc de mathématiques, de génies et de folies. Cet immense logicien, qui a bouleversé l'approche de sa discipline avec son théorème d'incomplétude - pour ceux qui étaient en mesure de le comprendre -, réservait toujours une chambre d'hôtel supplémentaire pour son fantôme. Il a aussi griffonné quelques formules ésotériques pour démontrer l'existence de Dieu et il est mort de faim en ne s'alimentant qu'avec du beurre. Psychose paranoïaque, diagnostiqueront les médecins. A ses côtés, il y eut donc Adèle. Elle n'était pas savante, mais danseuse. Elle avait les jambes fines et il l'avait rencontrée à Vienne. Il était dans ses chiffres, elle était dans l'être. Ensemble, ils avaient fui le nazisme pour s'installer à l'Institute for Advanced Studies de Princeton, près de New York, une résidence pour grosses têtes où ils retrouvèrent Albert Einstein et quelques autres pointures de la physique.
Adèle Gödel ne fut jamais acceptée par sa belle-famille bourgeoise ni par cette petite communauté scientifique, sauf par le père de la relativité qui appréciait son bon sens et sa cuisine viennoise. A Anna Roth, une jeune documentaliste qui tente de récupérer les archives du mathématicien après sa mort, elle raconte donc toute son histoire : l'Autriche, l'Anschluss, l'exil, les conversations sur l'infini, les dîners avec Einstein, la bombe atomique, la montée du maccarthysme et l'existence avec un homme qu'elle aimait sans le comprendre et qui ne comprenait pas combien il était aimé. En retour, la jeune Anna dévoile à la veuve sa vie meurtrie, ses échecs, son incapacité au plaisir et au bonheur.
Yannick Grannec a construit son premier roman avec beaucoup de maîtrise et une solide documentation qui ne pèse jamais sur le récit. Graphiste, elle vit en Provence et se passionne pour ces drôles de gens qui bâtissent des mondes dans lesquels ils se perdent parfois. Elle nous montre le quotidien de ces génies qui ont bouleversé la science dans les années 1930 et nous fournit quelques indications sur leurs travaux hermétiques. Elle explique comment les mathématiques ont rendu Gödel fou mais aussi pourquoi, sans elles et sans Adèle, il aurait sans doute passé sa vie dans un asile.
La déesse des petites victoires s'impose comme un bel hommage à l'intelligence hors norme et au courage d'une femme. C'est aussi une agréable surprise de cette rentrée littéraire.